Variaciones Borges 4 (1997) Ivan Almeida Borges, Dante et la modification du pa

Variaciones Borges 4 (1997) Ivan Almeida Borges, Dante et la modification du passé En un barrio mal afamado de Jafa, cierto discípulo anónimo de Jesús, disputaba con las cortesanas. -La Madgalena se ha enamorado del rabí -dijo una. -Su amor es divino -replicó el hombre. -¿Divino?… ¿Me negarás que adora sus cabellos blondos, sus ojos profundos, su sangre real, su saber misterioso, su dominio sobre las gentes - su belleza, en fin? -No cabe duda; pero lo ama sin esperanza, y por esto es divino su amor. (Leopoldo Lugones, Filosofícula) uiconque connaît au moins une phrase de Borges, connaît assu- rément celle-ci: “Chaque écrivain crée ses précurseurs”. Mais la phrase, tirée de son essai de 1951 “Kafka et ses précurseurs”, a une suite: “Sa labeur modifie notre conception du passé comme elle va modifier le futur.”1 Or, “modifier le passé -dit Borges par ailleurs- n’est pas seulement modifier un fait; c’est annuler ses conséquences, qui tendent à être infinies. Autrement dit, c’est créer deux histoires univer- selles.”2 C’est précisément cette notion de “modification du passé” que je retiendrai comme fil conducteur d’une réflexion sur les rapports en- tre Borges et Dante. Apparemment aucun être humain, pas plus que Dieu, “ne peut changer le passé, mais peut, oui, changer les images du passé”.3 Cependant, l’immuabilité du passé est, pour Borges, une aporie du réalisme. À plu- sieurs reprises dans ses conversations, il se souvient d’une théorie de la mémoire que son père, professeur de psychologie, lui avait expliquée dans son enfance. Nos souvenirs, selon cette théorie, ne se nourrissent 1 “El hecho es que cada escritor crea sus precursores. Su labor modifica nuestra con- cepción del pasado, como ha de modificar el futuro.” (Otras Inquisiciones. OC 2: 90) 2 “Modificar el pasado no es modificar un solo hecho; es anular sus consecuencias, que tienden a ser infinitas. Dicho sea con otras palabras; es crear dos historias uni- versales.” (“La otra muerte”, OC 1: 575) 3 “Dios, que no puede cambiar el pasado, pero sí las imágenes del pasado…” (575) Q Variaciones Borges (1997) search by... | volume | author | word | > menu Borges, Dante et la modification du passé 75 pas des faits vécus mais, à chaque fois, du dernier souvenir de ces faits, lequel à son tour est souvenir d’un souvenir, et ainsi de suite4. Cette hypothèse décevante enferme, cependant, une paradoxale consolation: si la seule durabilité possible du passée est celle du souvenir d’un sou- venir, modifier l’un des souvenirs de la chaîne c’est, en quelque sorte, modifier le passé. La littérature permet l’inversion de ce que l’histoire interdit. Dans sa conférence “La Divina Comedia” (OC 3: 210), Borges admire la virtuo- sité prosodique de Dante, lorsque celui-ci, décrivant la vitesse d’une flèche, sans modifier l’ordre référentiel des faits, inverse cependant l’ordre de leur mention, la cible précédant, ainsi, la corde. Il s’agit, sans doute, du tercet suivant: e sì come saetta che nel segno percuote pria che sia la corda queta, così corremmo nel secondo regno. (Paradiso V, 91-92)5 On peut dire que la “raison prosodique” de Dante ordonne les figures de telle sorte qu’on imagine d’autant plus facilement que la corde soit en- core en mouvement, que elle est nommée après la percussion de la cible… C’est un peu ce pouvoir poétique d’inversion que Borges se donne à l’égard de Dante lui-même. Tel qu’il en fut de la relation de celui-ci à Virgile dans la Commedia (“Tu, duca; tu, signore; tu, maestro”), Borges se choisit Dante comme maître et précurseur, mais du même geste il le convertit en personnage, en sa propre œuvre d’art, la cible précédant ainsi, une fois de plus, l’archet et la corde. 4 “I remember my father said to me something about memory, a very saddening thing. He said, “I thought I could recall my childhood when we first came to Bue- nos Aires, but now I know that I can’t.” I said, “Why?” He said, “Because I think that memory”-I don’t know if this was his own theory, I was so impressed by it that I didn’t ask him whether he found it or whether he evolved it- but he said, “I think that I recall something, for example, if today I look back on this morning, then I get an image of what I saw this morning. But if tonight, I’m thinking back on this morn- ing, then what I’m really recalling is not the first image, but the first image in mem- ory. So that every time I recall something, I’m not recalling it really, I’m recalling the last time I recalled it, I’m recalling my last memory of it.” (Burgin 10-11) 5 Borges, en fait, modifie ses propres souvenirs, en les embellisant. Selon lui -qui ne cite pas le tercet en question- Dante “(n)os dice que se clava en el blanco y que sale del arco y que deja la cuerda” (“Divina Comedia” OC 3: 210). Cette version du par- cour de la flèche en trois temps n’est pas de Dante (qui ne mentionne pas l’arc), et n’apparaît pas non plus dans la traduction de Longfellow, qui dit: “And as an ar- row that upon the mark / Strikes ere the bowstring quiet hath become, /So did we speed into the second realm.” search by... | volume | author | word | > menu 76 Ivan Almeida La thème de la “modification du passé” me paraît donc central dans la lecture borgésienne de Dante. J’essaierai d’aborder ce mécanisme à la fois comme conduite et comme thème. Je commencerai par mentionner les dispositifs de “création de précurseur” qui relient Borges à Dante. En deuxième lieu, j’ébaucherai la théorie borgésienne selon laquelle la Commedia elle-même s’inscrirait dans l’esthétique de la transformation du passé. J’évoquerai, en fin, la transformation que Borges apporte à certains thèmes dantesques. 1. La création du précurseur Par le fait de choisir Dante comme précurseur, Borges change sa propre vie en œuvre littéraire. Car Dante sera, dans toutes les acceptions, son Virgile, c’est-à-dire non seulement son aval de légitimité poétique, mais également son guide et son compagnon de voyage. Cependant, ce voyage ne sera pas seulement littéraire, comme celui -inventé- de la Commedia, mais réel: le Dante du livre sera le compagnon de ces inter- minables voyages en tram que Borges entreprend chaque jour, arrivé à l’âge propre au “milieu du chemin de notre vie” (vers 1937), pour se rendre à la Bibliothèque “Miguel Cané”, située aux antipodes de son quartier de résidence. Borges lit la Commedia en édition bilingue, italien-anglais. Il est émou- vant de constater qu’il assimile si fortement la banalité de ce voyage au geste littéraire du livre sublime qu’il est en train de lire, qu’en décrivant le moment de sa lecture du Paradiso6 il en arrive à confondre les ni- veaux de la narration: il parvient de fait au Paradis, et vit un événe- ment comparable à celui de Dante abandonné par Virgile: Lorsque je suis arrivé au sommet du Paradis, lorsque je suis arrivé au Paradis désertique, là, au moment où Dante est abandonné par Vir- gile et se retrouve seul et l’appelle, en ce moment je sentis que je pouvais lire directement le texte italien, ne regardant plus le texte anglais que de temps en temps. J’ai ainsi lu les trois volumes pendant ces lents voyages de tramway.7 6 Ailleurs, en répondant á Fernando Sorrentino il parle, avec plus de précision, du Purgatorio: “Pues bien, cuando llegamos, en el segundo volumen, a la isla del Pur- gatorio, en el Polo Sur, me di cuenta de que ya podría prescindir de la versión in- glesa y que podría seguir leyendo en italiano.” (Sorrentino 141). 7 “Cuando llegué a la cumbre del Paraíso, cuando llegué al Paraíso desierto, ahí, en aquel momento en que Dante está abandonado por Virgilio y se encuentra solo y lo llama, en aquel momento sentí que podía leer directamente el texto italiano y sólo search by... | volume | author | word | > menu Borges, Dante et la modification du passé 77 Cependant, le subterfuge de la modification du temps fait que, contrai- rement à Dante, qui doit troquer le Paradis contre la compagnie de Vir- gile, Borges ne se sentira jamais abandonné par ce livre, qu’il considère le sommet de la littérature et vis-à-vis duquel il aime parler en termes d’accompagnement et compagnie: Je suis un homme de lettres et je crois que le sommet de la littérature et des littératures est la Commedia. (…) aucun livre ne m’a apporté des émotions esthétiques aussi intenses.8 Au début nous devons lire le livre avec une fois d’enfant, nous aban- donner à lui; après, il nous tiendra compagnie jusqu’à la fin. Moi, il m’a accompagné tant d’années, et je sais que dès que je l’ouvrirai de- main, j’y trouverai des choses que je n’ai pas trouvées jusqu’ici. Je sais que ce livre ira au-delà de ma veille et de nos veilles.9 Après avoir placé Dante en position de précurseur, Borges applique le principe hermétique de consécution de uploads/Litterature/ almeida-borges-pasado.pdf

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