André Gide est, à l'heure actuelle, un de nos plus célèbres prosateurs. Je ne d
André Gide est, à l'heure actuelle, un de nos plus célèbres prosateurs. Je ne dis pas : romanciers. L'ouvrage qu'il nous donne aujourd'hui, Les Faux-Monnayeurs, il l'appelle, lui-même, son « premier roman ». Pourquoi ? Les « oeuvres du même auteur » sont cependant assez nombreuses pour former une liste, qui occupe entièrement une des pages de garde de son présent livre. Elles sont classées par genre : Traduction, Théâtre, Critique... Et nous découvrons que celles, qui passent communément pour des romans, figurent, les unes, comme L'Immoraliste, La Porte étroite, Isabelle, sous la rubrique : Récits ; les autres, comme Paludes, Les Caves du Vatican, sous le titre : Soties. À un certain âge, beaucoup d'écrivains sentent le besoin d'ordonner rétroactivement leur production, justement parce qu'elle est due aux hasards de la mode ou des écoles en vogue. Celui qui a commencé d'écrire sous les auspices d'Edmond Rostand ou de M. Henri de Régnier, puis qui s'est approché de Dada, enfin qui s'est converti à la doctrine de M. Maritain, tient plus qu'un autre à prouver, surtout à lui-même, l'unité de sa vie littéraire. Un tel cas, d'ailleurs banal, n'a aucun rapport, heureusement, avec la position si complexe et si fuyante d'André Gide. Nous ne sommes jamais deux instants de suite pareils à nous-mêmes, a déclaré Bergson, dont l'influence sur notre siècle ne sera jamais assez reconnue. Le moi est une progression continuelle. Proust, un des premiers, a appliqué en littérature cette psychologie, appelée improprement : décomposition de la personnalité. C'est dans sa vie qu'André Gide, lui, semble la mettre en action. « Je ne suis, dit-il dans Les Faux-Monnayeurs,jamais ce que je crois que je suis, et cela varie sans cesse. » Ce caractère ondoyant, dont la conduite apparaît souvent déconcertante, a été sans doute, beaucoup plus que son oeuvre elle-même, la cause des attaques absurdes ou injustes, dont il a été l'objet ces dernières années. C'est ce qui explique surtout que ses livres aient été presque chacun un entier renouvellement, un point de départ vers une voie qu'il a abandonnée aussitôt dans le livre suivant. L'individu, plus ses possibilités foisonnent, déclare encore Gide, « moins volontiers il laisse son passé disposer de son avenir ». Cependant, si généreux que soit son fonds, celui-ci est limité. Après avoir publié successivement quatre ou cinq livres qui ouvrent des échappées divergentes, l'auteur revient à 1a manière du premier, puis, sans doute dans un autre ordre, à la manière du second, du troisième, et nous donne ainsi une nouvelle série de livres correspondant aux précédents. C'est chaque fois un cycle d'ouvrages, qui représentent chacun, en quelque sorte, un des aspects divers d'une personnalité étonnamment riche. Dans Les Faux-Monnayeurs, l'auteur a réuni, pour la première fois en un même ouvrage, ses différents « moi » ; il s'est donné entièrement dans un seul livre. Les Faux-Monnayeurs sont à eux seuls un des cycles dont je parlais. Gide n'y révèle pas les côtés inconnus de sa nature, mais il présente à la fois tous ses côtés connus. Par là, il peut prétendre que Les Faux-Monnayeurs ne ressemblent « à rien de ce qu'il a écrit jusqu'ici ». C'est en ce sens peut-être son premier roman. Il y a un an à peine, Gide a consacré une étude entière, vibrante de sympathie, à Dostoïevsky. Antérieurement, il a traduit Conrad. Ainsi les romanciers russes et anglais, plus libérés que les autres de la contrainte, l'ont incité à vouloir, aujourd'hui, « tout y faire entrer, dans ce roman ». De fait, tous ses moyens, son expérience, ses désirs, ses préoccupations de pensée, il les a mis dans ce nouveau livre. Il y a des types individuels, des tableaux de famille, des enfants, des adultes ; plus de trente-cinq personnages, des dialogues, des confessions ; le journal intime d'Édouard, qui fait songer parfois à celui d'Amiel ; des discussions littéraires, religieuses ; plusieurs intrigues, complexes, romanesques et dramatiques... Le contraste est curieux entre ce fonds si plein et la composition si précise de 1'ouvrage. L'écrivain accroît encore cette opposition par la pureté de son style. Son vocabulaire, comme dans tous les styles très purs, celui de Racine ou d'Anatole France, reste assez indigent. Ce gros livre de cinq cents pages semble tissé de minces fils unis et soignés. Les virgules, si nombreuses, qui encadrent les plus petites propositions et même les adverbes, sont comme des noeuds, rapprochés les uns des autres, pour la solidité de l'étoffe. Cependant, en étudiant davantage la phrase, sous sa sérénité apparaît quelque chose de tendu, d'émouvant, qui marque son originalité, une pitié passionnée, une tendresse immense, une effusion contenue, qui tient le coeur serré et le lecteur en haleine... Le style de Gide est un des éléments les plus certains de la durée de son oeuvre. Le mystère que celle-ci cache dans sa profondeur en est peut-être un autre. Une première lecture n'épuise pas ce livre. D'où vient la difficulté ? C'est toute la question de la réalité dans l'art que pose Gide dans Les Faux-Monnayeurs. Comment représenter la réalité avec le maximum de vérité et de force ? Où est-elle et comment la saisir ? Elle se reflète dans le moi de chaque individu, dans chaque conscience. Certains de ses éléments, les plus objectifs, sont communs à tous les hommes. L'écrivain qui les reproduit aboutit au réalisme. Certains autres de ses éléments sont personnels à chacun de nous. L'écrivain qui s'attache à eux tend à l'idéalisme. De quel côté la fiction doit-elle se rapprocher ? Gide n'a pas opté ? Il commence par faire une critique serrée de la première tendance, du réalisme. C'est la formule la plus habituelle ; le moule type d'ou sortent chaque année, sur les différents milieux sociaux, sur chaque région du pays, un nombre d'ouvrages aussi prévisible que celui des suicides dans les différentes classes ou provinces de la France. Il est curieux de remarquer que le surréalisme également commence par attaquer le roman réaliste. André Breton fait une critique du genre, simplement en citant un passage de Dostoïevsky, qui est une description méticuleuse, véritable inventaire de l'ameublement d'une chambre. Rapprochement peut- être fortuit. Par réaction contre le réalisme, Gide admet le roman d'idées : « En guise de roman d'idées, on ne nous a servi jusqu'à présent que d'éxécrables romans à thèse... » Finalement, il nous présente une oeuvre qui participe des deux systèmes. Dans ce but, il a institué un double récit des faits. L'un est le récit habituel du roman. L'autre, c'est le journal intime de l'auteur, qui analysent les mêmes faits de son point de vue. Ces deux fictions nous amènent à tout voir sous une double face. Et le sujet du livre ainsi envisagé, « c'est précisément la lutte entre ce qu'offre la réalité [à l'auteur] et ce que, lui [l'auteur], prétend en faire... la lutte entre les faits proposés er les faits idéals ». Mais ce n'est pas tout : Gide a voulu expliquer à ses lecteurs ce qu'il tentait, pourquoi et comment il le tentait. Dans ce but il a imaginé qu'Édouard [l'auteur] écrit un roman, et justement le même roman que Gide : Les Faux-Monnayeurs, avec les mêmes personnages sous d'autres noms et le même système de double fiction. L'ensemble de l'ouvrage se trouve projeté à l'intérieur de lui-même. Sans sortir de son sujet, Gide se trouve donc amené à faire la critique de sa tentative, et du roman en général. « Songez à l'intérêt qu'aurait pour nous un semblable carnet tenu par Dickens ou Balzac, si nous avions le journal de L'Éducation sentimentale... l'histoire de l'oeuvre, de sa gestation. » Cette décomposition de la réalité nous fait songer à Pirandello. Elle atteint son plus grand attrait dans une scène troublante entre Édouard et Georges, un enfant de treize ans, qui vient d'écouler des pièces de fausse monnaie. C'est Édouard qui raconte cette scène dans son journal. Pour intimider l'enfant, il ne trouve rien de mieux que de lui lire une scène du roman qu'il écrit et où interviennent justement deux personnages, un romancier et un jeune enfant. Celui-ci a agi exactement comme Georges ; il a fait circuler de mauvaises pièces d'un franc. Le dialogue du roman d'Édouard est, à peu de choses près anticipé son dialogue avec Georges. Ainsi Gide mêle le passé et le présent, et le roman tout entier s'agrandit du fait qu'il semble évoluer selon le rythme de plusieurs temps différents. L'épisode des pièces fausses ne tient qu'une toute petite place dans le livre. C'est que Gide a voulu donner à son titre également un double sens, un sens immédiat qui se rapporte à des faits réels, mais sans importance, comme toute réalité dans une oeuvre d'imagination, puis un sens beaucoup plus général, mais aussi beaucoup plus vague. « A vrai dire, c'est à certains de ses confrères qu'Édouard pensait d'abord, en pensant aux faux- monnayeurs, et singulièrement au vicomte de Passavant. » Passavant donne l'impression d'un personnage à clef, composé de deux personnes ramenées à une seule. L'un d'eux serait un écrivain dit uploads/Litterature/ andre-gide.pdf
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- Publié le Apv 27, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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