L'antiquité classique Belles infidèles d'hier et d'aujourd'hui Jean Lechevallie
L'antiquité classique Belles infidèles d'hier et d'aujourd'hui Jean Lechevallier Citer ce document / Cite this document : Lechevallier Jean. Belles infidèles d'hier et d'aujourd'hui. In: L'antiquité classique, Tome 36, fasc. 1, 1967. pp. 132-143; doi : https://doi.org/10.3406/antiq.1967.2648 https://www.persee.fr/doc/antiq_0770-2817_1967_num_36_1_2648 Fichier pdf généré le 06/04/2018 BELLES INFIDELES D'HIER ET D'AUJOURD'HUI Il ne s'agit pas de femmes, il s'agit de traductions. L'expression« belles infidèles» date du xvne siècle. Il semble qu'elle ait été appliquée pour la première fois aux traductions de Perrot d'Ablancourt, membre de l'Académie française, qui, entre autres auteurs, traduisit Thucydide. L'exactitude n'était pas son fort et il la sacrifiait volontiers à un certain idéal esthétique qu'il avait en tête. D'autres firent comme lui et aujourd'hui on considère les des xvne et xvine siècles comme autant de belles Grégoire et Collombet, traducteurs de Saint Jérôme en 1837, font rentrer en particulier dans cette catégorie les de Suétone par La Harpe, de Lucain par Marmontel, de Juvénal par Dussaulx, de Pline le Jeune par de Sacy x. Par contre, les traductions des xixe et xxe siècles*ont meilleure réputation. On admet l'existence d'un certain idéal moderne que l'article «traduction» du Dictionnaire encyclopédique Quillet présente en ces termes : « ... on considère aujourd'hui qu'une bonne traduction doit serrer le texte de l'auteur d'aussi près que possible, en conservant toutes les images, les tours de pensée, l'ordre des mots même, le ton et les caractéristiques du style propre de l'écrivain, sans rien en retrancher ni rien y ajouter : il doit s'établir ainsi une sorte de parenté spirituelle et artistique entre l'auteur et le traducteur, de telle sorte que la traduction puisse paraître à la lecture une uvre originale, et que si, d'autre part, on la collationne avec l'original, on l'y retrouve intégralement». A lire cet exposé séduisant, enchanteur, on pourrait croire que toutes les traductions contemporaines sont des chefs-d'uvre d'exactitude et de précision. Hélas ! l'expérience montre le contraire. A mainte reprise, jetant les yeux sur une traduction 1 Georges Mounin, Les belles infidèles, Éditions des Cahiers du sud, Paris, 1955, p. 81. BELLES INFIDÈLES D'HIER ET D* AUJOURD'HUI 133 imprimée, j'ai été frappé par tel ou tel de ses défauts. Cette fâcheuse, je Fai ressentie particulièrement en feuilletant la traduction de Y Enéide qu'André Bellessort a publiée dans la Collection des Universités de France 2. Mon impression était-elle ou n'était-elle pas fondée ? Afin de le savoir, j'ai examiné de près l'épisode de la mort de Didon, c'est-à-dire les 184 derniers vers du livre 4 (vers 522 à 705). Or je n'ai pas «retrouvé intégralement» l'original dans la traduction. J'ai constaté au contraire qu'à peu près aucune des caractéristiques mentionnées dans l'article du dictionnaire comme étant celles d'une «bonne traduction» ne se rencontre chez André Bellessort. 11 retranche, il ajoute, il modifie. Il lui arrive de ne pas donner aux mots latins leur véritable sens, de substituer une image à une autre, de ne pas respecter le mode des formes verbales, ou leur temps, ou leur nombre, ou leur personne, de changer le tour de pensée, de ne pas reproduire le mouvement du texte. Bref, en l'espace de 184 vers, je n'ai pas relevé moins de 151 inexactitudes. Je ne les énumérerai pas toutes ici. J'en signalerai seulement quelques-unes, prises parmi les plus graves et présentées aux rubriques indiquées ci-dessus. A propos de certains passages particulièrement mal venus, j'établirai une comparaison entre la traduction d'André et celles d'autres traducteurs, ayant consulté vingt-six dont les dates de publication s'échelonnent depuis 1716 (traduction du R. P. François Catrou, de la Compagnie de Jésus) jusqu'à 1964 (traduction de Pierre Klossowski) 3. 2 Société d'édition« Les belles lettres». Paris, tome I (livres 1 à 6) 1925 ; tome 2 (livres 7 à 12), 1936. Je cite Y Enéide dans cet article conformément au texte établi par Henri Goelzer pour la Collection des Universités de France et d'après lequel André Bellessort a fait sa traduction. 3 Pour les diverses traductions de Y Enéide que j'ai consultées, je donne la date de la première édition quand je la connais, ou, à défaut, la date de l'édition que j'ai eue entre les mains. De même pour les autres ouvrages cités, 134 J- LECHEVALIER 1) André Bellessort retranche. Pour commencer, il retranche de petits mots de liaison, en particulier igitur (donc, v. 537), ergo (donc, v. 700), nam (car, v. 696), obscurcissant ainsi la suite des idées. La plus grave suppression de ce genre est celle de an (ou bien est-ce que..., v. 544), mot très important, puisqu'il souligne la différence qui sépare deux lignes de conduite : Didon poursuivra-t-elle Enée en amoureuse solitaire ou au contraire en reine, à la tête de ses troupes ? Il retranche ensuite des mots riches de sens, verbes ou adjectifs. « Des lueurs sanglantes dans les yeux » ne traduit pas le volvens du groupe de mots :«sanguineam volvens aciem» (v.643). Il faut dire par exemple «roulant des yeux injectés de sang». Au vers 575 torios n'est pas traduit. C'est une épithète appliquée aux câbles, qui peut se rendre par « faits de torons». Au xvie siècle, Peletier du Mans, traducteur de l'Odyssée, ne procédait pas comme Bellessort. Il écrit à ce sujet : «J'y ai voulu les épithètes mettre, En ne voulant d'Homère rien omettre » 4. 2) André Bellessort ajoute. Il a un faible pour l'adjectif « tout», qu'il introduit dans sa traduction absolument sans raison, neuf fois en l'espace de 184 vers (aux vers 527, 529, 549, 555, 567, 587, 593, 622 et 668). - Au vers 529, il ne se contente pas d'ajouter« tout ». Il dit : « Tout repose», introduisant de la sorte une phrase, sans doute courte, mais qui n'a pas son pendant dans l'original. Il y a plus grave aux vers 617 et 620. Dans le premier cas, Bellessort traduit : « ... que, du moins, ... il soit réduit à mendier des secours», ajoutant : « il soit réduit à...». Dans le second cas, il traduit : « qu'au milieu des sables son cadavre gise privé de sépulture », ajoutant : « son cadavre gise ». Un traducteur peut pourtant très bien serrer le texte et traduire la première fois : «du moins que... il implore du secours» et la seconde fois: « qu'il tombe... sans sépulture au milieu du sable». 4 Georges Mounin, ouvrage cité, p. 88. BELLES INFIDÈLES D'HIER ET D'AUJOURD'HUI 135 3) André Bellessort ne donne pas aux mots latins leur véritable sens. Voici quelques exemples. Au vers 616, Bellessort traduit : finibus extorris par « chassé de ses frontières », alors qu'il aurait fallu traduire par : « chassé de son territoire». Bellessort semble avoir pris un malin plaisir à ne pas traduire les mots latins par les mots français normalement correspondants. Au vers 580, il traduit retinacula par « le câble qui retenait le vaisseau ». Or « câble » traduirait beaucoup mieux funis du v. 575 et amarres, employé à cet endroit, est la traduction normale de retinacula. La traduction est parfois irréfléchie. Ainsi au v. 673, traduit unguibus ora sóror foedans et pectora pugnis par « sa sur... se meurtrissant le visage de ses ongles, la poitrine de ses poings ». Or « se meurtrissant » ne convient pas du tout pour traduire foedans, vu la présence de unguibus. On déchire le visage avec les ongles, on ne le meurtrit pas. Il aurait fallu traduire : « ... la sur... s'abîmant le visage de ses ongles et de ses poings la poitrine». Plus grave encore est l'erreur du v. 621. Le texte latin dit : hanc vocem extremam cum sanguine fundo, ce qui se traduit très simplement :« Voilà les dernières paroles que je répands avec mon sang ». Bellessort traduit : « Voilà le dernier vu qui s'échappera de mon cur avec mon sang », ayant confondu, semble-t-il, le mot vocem avec le mot votum. Si l'on considère la traduction non plus de mots isolés, mais de groupes de mots, on peut faire des constatations analogues. Au vers 573, le texte dit : considite transtris, ce qui se laisse traduire très facilement : « prenez place sur les bancs de ». Bellessort traduit : « saisissez les rames ». C'est une ce n'est pas une traduction. Au vers 592, les mots interrogatifs : non arma expedient? sont mal traduits par : « on ne courra pas aux armes ? », alors qu'ils signifient : « ne dégageront-ils pas (ou encore : ne sortiront-ils pas) leurs armes ? » Au vers suivant la suite de l'interrogation : diripientque rates alii navalibus ? ne doit pas se traduire par : « on ne lancera pas lui tous les vaisseaux de mes chantiers ? », mais par : « et d'autres n'arracheront-ils pas les navires des arsenaux ? » 136 J· LECHEVALIER A trois reprises, Bellessort traduit par un verbe simple français des locutions latines dont la complexité relative correspond à des nuances déterminées. Aux vers 555 et 560 il traduit simplement par : « il dormait » et uploads/Litterature/ antiq-0770-2817-1967-num-36-1-2648 1 .pdf
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- Publié le Jui 29, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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