1 Apollinaire et le manifeste poétique Des nombreuses métamorphoses de Guillaum
1 Apollinaire et le manifeste poétique Des nombreuses métamorphoses de Guillaume Apollinaire, il en est une qui le relie explicitement aux avant-gardes de son temps, et qui a partie liée avec ses réflexions sur l’art et la littérature : celle d’auteur de manifestes. La publication insolite de 1913 que constitue L’antitradition futuriste, interroge la part que conserve chez lui le poétique dans un genre qui traditionnellement ne tolère que le prescriptif1. À l’inverse, les premiers vers de « Zone » ont pu être considérés comme la concrétisation de sa vision de la poésie moderne. Ces deux textes, mais également quelques articles rédigés avant-guerre, les conférences La Phalange nouvelle et Les Poètes d’aujourd’hui, L’Esprit nouveau et les Poètes dans lesquelles il s’intéresse à la création littéraire contemporaine, ou les Méditations esthétiques qui proposent une réflexion sur la peinture cubiste, pourraient nous permettre de comprendre ce qui se joue dans sa recherche pragmatique d’un lyrisme qui tend à « […] exalter la vie sous quelque forme qu’elle se présente.2 » L’interpénétration permanente entre les dimensions poétique et argumentative dans ce corpus, nous invite à nous interroger sur les modalités de la pensée critique chez Apollinaire. En ce début de vingtième siècle où se multiplient en Europe les proclamations en faveur de telle ou telle option esthétique, la tonalité de L’antitradition futuriste publié simultanément en France et en Italie surprend en ce qu’il ne semble pas s’agir d’une profession de foi sincère en faveur du futurisme3. Dans cette avalanche de « mots en liberté4 » où les jeux typographiques le disputent aux assonances, où le plaisir des listes côtoie la pratique du name dropping, Apollinaire joue avec la définition complexe du genre et l’ambigüité suscitée par la mise à distance ironique de son propos. Anne Tomiche dans son article « “ Manifestes ” et “ avant-gardes ” au XXème siècle » considère que tout l’intérêt d’un manifeste réside justement dans « l’espace d’expérimentation artistique où règne la pratique du collage, de la juxtaposition et de l’énumération » qu’il représente, formant ainsi un objet esthétique où s’effacent « les barrières tant génériques […] que disciplinaires5 ». Une hybridité 1 Nous renvoyons au titre de l’article de Jean-Marie Gleize : « Manifestes, préfaces. Sur quelques aspects du prescriptif » dans la revue Littérature, n°39, octobre 1980. 2 Apollinaire, Guillaume, L’Esprit nouveau et les Poètes, dans Apollinaire, Œuvres en prose complètes, t.2, texte établi, présenté et annoté par Pierre Caizergues et Michel Décaudin, Gallimard, La Bibliothèque de la Pléiade, n°382, 1991, p. 943. 3 Marinetti lui-même, lorsqu’il publie le texte sous forme de tract, le considère (dans une lettre à Soffici datée du 1er janvier 1913) davantage comme un « pont solide » entre les « deux avant-gardes » (italienne et française) que comme un véritable éloge. Cette lettre est citée dans les notes sur le texte dans Apollinaire, Œuvres en prose complètes, t.2, op.cit., p. 1673. 4 L’antitradition futuriste, dans Apollinaire, Œuvres en prose complètes, t.2, op.cit., p. 937. 5 Pour les deux citations de la phrase : Tomiche, Anne, « Manifestes » et « avant-gardes » au XXème siècle, Manière de critiquer : colloque sur les avant-gardes à l’Université d’Artois, octobre 2005, France, p.18. <https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00112236> 2 assumée chez Apollinaire, dévoilée dès le sous-titre de son manifeste à travers l’équation énigmatique « manifeste=synthèse6 ». En quoi y a-t-il équivalence, égalité strictement mathématique, entre « manifeste » et « synthèse » ? Derrière cette formule se cache peut-être une des clés de la compréhension de l’univers conceptuel du poète : l’imaginaire de l’unité. L’Esprit nouveau et les Poètes appelle à « une synthèse des arts, de la musique, de la peinture et de la littérature7 ». Mais l’esprit de synthèse chez Apollinaire semble aller plus loin que de simples mises en tension de formes : il s’agit de saisir des sensations qui prennent une place centrale dans l’œuvre. La poésie se devrait de capter un mouvement perpétuel : C’est pourquoi le poète d’aujourd’hui ne méprise aucun mouvement de la nature, et son esprit poursuit la découverte aussi bien dans les synthèses les plus vastes et les plus insaisissables : foules, nébuleuses, océans, nations, que dans les faits en apparence les plus simples : une main qui fouille une poche, une allumette qui s’allume par le frottement, des cris d’animaux, l’odeur des jardins après la pluie, une flamme qui naît dans un foyer.8 En écho dans le domaine de la peinture, l’esthétique cubiste n’est plus seulement une représentation innovante d’un objet, mais la conception d’une manière de sentir propre au lyrisme du monde moderne9. Cette formule « manifeste=synthèse » pourrait donc être rapprochée d’une autre, « publicité=poésie », proposée par Blaise Cendrars dans le journal Chantecler en 1927, dans le sens où le rapport d’égalité suggère le potentiel poétique de la modernité, qu’elle se révèle à travers un texte, un slogan ou une affiche. Nous voudrions tenter d’indiquer comment, en questionnant dans un premier temps la pratique du manifeste, puis en proposant une esthétique de la synthèse du monde moderne, Apollinaire répond enfin à une exigence d’invention d’une œuvre qui reprendrait les « rythmes10 » de « cet art suprême qu’est la vie.11 » Le manifeste en question Il existe une multitude de manifestes du futurisme rédigés dans les deux premières décennies du vingtième siècle. De longueurs et de formes inégales, ils entrent parfois en contradiction les uns avec les autres. Apollinaire, en reprenant certains passages et formules de ces premiers textes 6 L’antitradition futuriste, dans Apollinaire, Œuvres en prose complètes, t.2, op.cit., p. 937. 7 L’Esprit nouveau et les Poètes, dans Apollinaire, Œuvres en prose complètes, t.2, op.cit., p. 944. 8 Ibid., p. 951. 9 Apollinaire développe dans Méditations esthétiques. Les Peintres cubistes : « Ce qui différencie le cubisme de l’ancienne peinture, c’est qu’il n’est pas un art d’imitation, mais un art de conception. Qui tend à s’élever jusqu’à la création. » Dans Apollinaire, Œuvres en prose complètes, t.2, op.cit., p. 16. 10 L’antitradition futuriste, dans Apollinaire, Œuvres en prose complètes, t.2, op.cit., p. 938. 11 L’Esprit nouveau et les Poètes, dans Apollinaire, Œuvres en prose complètes, t.2, op.cit., p. 949. 3 (notamment dans les parties « Destruction » et « Construction »), en détaillant la liste des écoles antérieures qui font ou ont fait l’objet d’un engouement similaire, « impressionnisme fauvisme cubisme expressionnisme pathétisme dramatisme orphisme paroxysme12 », pratique une écriture réflexive qui se regarde en train de s’établir. Le texte met sur pied une sorte de mise en abyme, un discours sur les manifestes dans un manifeste, et témoigne d’une sorte de détachement de l’auteur vis- à-vis de ce genre littéraire. La formule qui constitue le sous-titre indique d’emblée qu’il s’agit davantage de s’attarder sur la démarche d’écriture en cours plutôt que sur le futurisme lui-même. C’est pourquoi il paraît important de se demander dans quelle mesure Apollinaire est vraiment un auteur de manifestes. A priori, l’exercice suppose une prise de position claire. Or, si le titre de L’antitradition futuriste propose une rupture nette avec la tradition littéraire, ce n’est pas véritablement le cas de la posture d’Apollinaire qui cherchera toujours à réconcilier tradition et modernité. Dans La Phalange nouvelle en 1908, il est crucial pour le conférencier de marquer le lien de la poésie nouvelle avec la production poétique antérieure : « […] aucun parmi les jeunes poètes que j’aime, aucun, dis-je, ne se tient en dehors de la tradition poétique française.13 » Il lui importe de disserter sur la « tradition lyrique14 » et de resituer toujours ses propos en regard de l’histoire littéraire. Dans L’Esprit nouveau et les Poètes, il revendiquera un héritage poétique français qui remonte à « l’Antiquité15 ». Apollinaire se plaît à catégoriser, à repérer des tendances et à distinguer des écoles, qu’elles aient pour noms « orphisme », « esprit nouveau » ou « surnaturalisme ». Son métier de journaliste, consistant à rendre concevable à un large public les idées qu’il s’agit de développer, et les amples polémiques dans lesquelles il était souvent pris, accentuent bien sûr cette démarche de catégorisation qui correspond à une tendance de l’époque. Pourtant, il va chercher dans un même temps à se détacher de ces écoles et ne manquera pas de souligner la singularité de chaque artiste. Toujours dans La Phalange nouvelle, il prend la précaution de s’excuser de classer certains de ses contemporains dans « des étiquettes parfois gênantes16 ». L’année suivante, dans Les Poètes d’aujourd’hui, il appelle ses auditeurs et lecteurs à ne pas regretter qu’aucun groupe littéraire ne se forme depuis quelques années. On pourrait multiplier les exemples dans lesquels Apollinaire défend ce particularisme. Citons seulement cette critique dans L’Esprit nouveau et les Poètes où il s’en prend ouvertement au mouvement pour lequel il rédigea un manifeste quatre ans plus tôt : 12 L’antitradition futuriste, dans Apollinaire, Œuvres en prose complètes, t.2, op.cit., p. 937. 13 La Phalange nouvelle, dans Apollinaire, Œuvres en prose complètes, t.2, op.cit., p. 887. 14 Ibid., p. 888. 15 L’Esprit nouveau et les Poètes, dans Apollinaire, Œuvres en prose complètes, t.2, op.cit., uploads/Litterature/ apollinaire-et-le-manifeste-poetique-les-metamorphoses-d-x27-apollinaire-mouchet-bastien 1 .pdf
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- Publié le Dec 20, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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