Georges Didi-Huberman La dissemblance des figures selon Fra Angelico In: Mélang

Georges Didi-Huberman La dissemblance des figures selon Fra Angelico In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes T. 98, N°2. 1986. pp. 709-802. Résumé Georges Didi-Huberman, La dissemblance des figures selon Fra Angelico, p. 709-802. Cet essai tente de mettre à jour, chez Fra Angelico, un aspect peu étudié de la peinture religieuse au Moyen Âge et à la Renaissance. Partant d'une grande surface « abstraite » peinte à San Marco - et jusque-là inédite - ainsi que d'un corpus de zones «bariolées» dans l'œuvre de Fra Angelico, l'auteur en analyse la dimension théologique et exégétique. Une notion non- albertienne de la figura est ici en jeu, liée au mystère (de l'incarnation), et non à l'historia. Ses sources sont à chercher dans la théorie exégétique du quadruple sens de l'Écriture, dans la doctrine thomiste de l'imago et du vestigium, et enfin dans la tradition dionysienne des images dissemblables. Trois fonctions temporelles de la figure sont alors proposées : la mémoire (au sens de l'ars memorandi), la préfiguration (ou comment figurer, non l'histoire, mais son futur), et la présence (ou la fonction contemplative des figures dissemblables). Citer ce document / Cite this document : Didi-Huberman Georges. La dissemblance des figures selon Fra Angelico. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen- Age, Temps modernes T. 98, N°2. 1986. pp. 709-802. doi : 10.3406/mefr.1986.2879 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_0223-5110_1986_num_98_2_2879 GEORGES DIDI-HUBERMAN LA DISSEMBLANCE DES FIGURES SELON FRA ANGELICO « Tu regardais : soudain une pierre se détacha, sans que ta main l'eût touchée, et vint frapper la statue, ses pieds de fer et terre cuite, et les brisa. Alors se brisèrent, tout à la fois, fer et terre cuite, bronze, argent et or, devenus semblables à la baie sur l'aire en été : le vent les emporta sans laisser de traces. Et la pierre qui avait frappé la sta tue devint une grande montagne qui remplit toute la ter re. Tel fut le rêve; et son sens, nous le dirons devant le roi» (Daniel, II, 34-36). Question de figure, question de fond La notion de figure ressemble étrangement à cette statue composite qui troublait le sommeil de Nabuchodonosor : « une statue, une grande statue, extrêmement brillante», mais hétérogène, faite d'or et d'argent, de bronze, de fer et de terre cuite1. Comme la statue composite, la notion de figure demande sans doute à être brisée, disjointe par quelque pierre informe : s'il est grandement périlleux d'engager une réponse sur ce qu'est une figure, s'il est difficile de simplement élaborer la question, la raison en revient d'abord à l'hétérogénéité même de la notion. Il n'y a pas seulement la vingtaine de significations dont Littré créditait le mot figure. Il y a surtout la dangereuse équivoque, l'imbroglio de l'usage et du concept. Lorsqu'on regarde et lorsqu'on tente de comprendre les tableaux du Moyen Âge ou de la Renaissance, on use, explicitement ou implicite ment, de la notion de figure, ne serait-ce qu'à énoncer une évidence du genre : ces tableaux sont figuratifs. Mais il y a équivoque et imbroglio parce que, selon qu'on se réfère à l'usage de la notion ou bien à l'histoire du concept, les choses peuvent changer, changer même du tout au tout. 1 Daniel, II, 31-45. MEFRM - 98 - 1986 - 2, p. 709-802. 710 GEORGES DIDI-HUBERMAN Repartons donc de l'évidence. Supposons qu'un historien de l'art pénètre dans la première cellule du couvent de San Marco, à Florence. Il sait par avance que des figures, peintes à fresque, vers 1440, par Fra Angelico, attendent sa perspicacité iconographique ou iconologique (Pi. la). Cela semble, en effet, aller de soi : le discernement de telles figu res constituera pour l'historien de l'art une procédure heuristique, voire la seule, pour engager une réponse à la question de ce que signifie l'œu vre de Fra Angelico. Si l'on se réfère à la célèbre «Introduction à l'étude de l'art de la Renaissance», qui ouvre les Essais d'iconologie d'Erwin Panofsky, on pourra remarquer que le discernement des figures consiste à dégager, non pas une, mais deux significations. La première, dite «naturelle» ou «pré-iconographique», revient à identifier ce que Panofsky nomme un motif; un motif est la représentation d'un objet naturel reconnaissable dans le monde des formes peintes. La signification «secondaire», dite aussi «conventionnelle» ou «iconographique», se révèle lorsque le motif devient figure, réalise, à travers ce même «objet naturel», un «thème», personnifie un concept ou bien entre dans l'invention d'un système narrat if : à ce moment, le motif pré-iconographique acquiert une nouvelle dignité d'« image», d'allégorie ou bien a' histoire2. C'est ainsi que l'on reconnaîtra sans peine, dans le monde des formes peintes par Fra Angelico, deux personnages, deux « figures » : Jésus-Christ et Marie-Madeleine, bien spécifiés par leurs attributs traditionnels, tels que la robe rouge de la sainte ou le nimbe crucifère du Sauveur. Il y a ici des attributs supplémentaires : la bêche que Jésus porte sur l'épaule, par exemple ; et la position respective des « figures » - des acteurs -, avec cette tension particulière, centrale dans l'image, qui rapproche et distend tout à la fois les mains des deux personnages. On discernera alors le moment, la storia représentée : Jésus-Christ ressuscité apparaît à Marie-Madeleine, devant le tombeau vide. Histoire que chacun - dans cette cellule tout au 2 E. Panofsky, Essais d'iconologie. Thèmes humanistes dans l'art de la Renais sance (1939), trad. C. Herbette et B. Teyssèdre, Paris, 1967, p. 17-18 : «Signification secondaire, ou conventionnelle : on la saisit en prenant conscience qu'une figure masculine munie d'un couteau représente saint Barthélémy (. . .). Les motifs ainsi reconnus porteurs d'une signification secondaire ou conventionnelle peuvent être appelés images; et les combinaisons d'images correspondent à ce que les anciens théoriciens de l'art nommaient invenzioni : nous avons coutume de les nommer histoires ou allégories ». (Traduction légèrement revue : le mot figure n'apparaît, dans le texte de Panofsky, qu'à ce niveau «secondaire» de signification; au niveau pré-iconographique, Panofsky n'emploie que les mots forme, configuration, objet). LA DISSEMBLANCE DES FIGURES SELON FRA ANGELICO 711 moins, au Quattrocento - déjà connaît, et n'a qu'à reconnaître : la sainte pécheresse, après avoir pris Jésus pour un jardinier - d'où la bêche sur l'épaule -, comprend soudain, appelle, s'approche. Dans le récit évangéli- que, auquel on est certain désormais de devoir se reporter, Jésus écarte Madeleine, il la repousse pas trois mots - Noli me längere, ne me touche pas3 -, trois mots ici «traduits», comme on dit, dans un seul geste : c'est cette main droite, qui éloigne et fait signe tout à la fois, c'est ce visage légèrement tourné vers la femme agenouillée, sans la regarder pourtant. Voilà qui appartient, je le répète, à l'ordre de l'évidence - je veux dire l'ordre de l'usage : en saisissant l'histoire que la fresque illustre, on pense avoir saisi le sujet même de l'œuvre d'art, on pense avoir mis au jour sa signification4. Et tout ceci une fois établi, le travail de l'historien de l'art pourra sereinement s'éployer, accéder à la généralité (la fréquence du thème au Quattrocento, les «influences» stylistiques, le «reflet» de la pen sée du commanditaire, l'application d'un «code des gestes», par exemple) ou bien, au contraire, se focaliser sur le détail de quelques singularités : ainsi remarquera-t-on l'inversion que produit Angelico dans la figure du Christ, et l'on se demandera pourquoi le pied droit est à gauche et le pied gauche à droite. Dans le pire des cas, on supposera alors, chez Angelico, quelque incapacité à représenter correctement la réalité; ou bien la «rai deur » de la figure, et notamment cette absolue f rontalité des deux pieds, incitera l'historien à ne plus attribuer l'œuvre au peintre célèbre, mais plutôt à un assistant plus obscur, supposé moins habile : c'est-à-dire moins «figuratif»5. Dans le meilleur des cas, on verra dans cette singula- iJean, XX, 17. 4 II est symptomatique à cet égard que le terme spécifique à'historia ou de sto ria, chez les théoriciens italiens de la Renaissance, ait été régulièrement traduit, en particulier au XIXe siècle, par le mot sujet, ce qui infléchit le sens, bien sûr, et laisse déjà supposer que le «sujet» d'un tableau se réduit à l'histoire qu'il est censé illustrer. Cf. par exemple la traduction du De pictura d'Alberti par C. Popelin, De la statue et de la peinture, Paris, 1868. La situation aujourd'hui - l'usage - n'est pas meilleure, et reste valide la remarque que faisait, il y a presque vingt ans, Pierre Francastel : « Pour la plupart des spectateurs, un tableau c'est avant tout une anec dote, une «histoire» au sens où l'entendait déjà Alberti. De fait, le principal effort des commentateurs s'exerce aujord'hui dans ce sens. On §e trouve étrangement satisfait lorsqu'on a réussi à reconnaître un ou plusieurs éléments de détail révéla teurs du sens général de l'œuvre ou, plus précisément, d'une relation mentale entre l'image et un concept familier». P. Francastel, La figure et le lieu. L'ordre visuel au Quattrocento, Paris, 1967, p. 32. 5 Cf. par exemple P. Muratoff, uploads/Litterature/ article-mefr-0223-5110-1986-num-98-2-2879.pdf

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