12/02/2020 23:07 D’On the Road à Into the Wild : la parabole du désenchantement

12/02/2020 23:07 D’On the Road à Into the Wild : la parabole du désenchantement Page 1 sur 10 https://journals.openedition.org/babel/3490 Babel Littératures plurielles 28 | 2013 : Le prisme américain II. Facettes de l'Amérique du Nord D’On the Road à Into the Wild : la parabole du désenchantement PATRICK HUBNER p. 109-122 https://doi.org/10.4000/babel.3490 Résumé Depuis l’Evangile de la beat generation avec la publication en 1957 d’On the Road de Jack Kerouac à l’Apocalypse figurée par la mise en fiction d’un fait divers tragique avec le Voyage au bout de la solitude paru sous le titre original d’Into the Wild en 1996 sous la plume du journaliste écrivain Jon Krakauer, relatant l’histoire vraie d’un jeune homme ayant trouvé la mort pour avoir abandonné la civilisation pour la nature sauvage du Grand Nord, c’est toute une parabole du désenchantement qui s’inscrit dans un demi-siècle de littérature et de cinéma américains. Après le rêve d’une fuite hors de la société matérielle par le recours à des spiritualités autres ou des paradis artificiels, tentés par les trois apôtres de la beat generation, Kerouac, Ginsberg et Burroughs, le désenchantement au sens fort d’éloignement des dieux même illusoires de la précédente génération se concrétise par la mort dans la nature hostile de l’Alaska et par le symbole fort d’un bus rouillé transformé en abri puis en sépulcre. Entrées d’index Mots-clés : beat generation, nature sauvage (wild), désenchantement, Grand Nord, paradis artificiels, spiritualité, quête, road movie, littérature et cinéma 12/02/2020 23:07 D’On the Road à Into the Wild : la parabole du désenchantement Page 2 sur 10 https://journals.openedition.org/babel/3490 Texte intégral L’histoire du road movie se confond avec le dernier demi-siècle. En 1957, la publication d’On the Road marque l’avènement de toute une esthétique littéraire et cinématographique et d’un nouvel espace-temps. Jack Kerouac fait figure d’apôtre d’un nouvel évangile où le chemin bitumé fait figure de voie matérielle mais aussi spirituelle. La prose spontanée d’On the Road, son rythme et sa musique, ont influencé toute une génération d’écrivains mais aussi de cinéastes. Au Boott Cotton Mills à Lowell, la ville de Kerouac dans le Massachussetts, a été exposé le manuscrit du roman culte de la beat generation, déroulé dans la salle d’exposition jusqu’à sa moitié sur dix-huit mètres environ. Visiblement le papier du tapuscrit a jauni, d’un jaune d’une belle profondeur donnant une sorte de permanence de l’écrit à l’esprit. À voir un tel tapuscrit sous la forme d’un rouleau dont l’écriture se poursuit sans interruption, on y devine la métaphore matérielle de la bande de bitume qui se déroule sous les roues et le témoignage d’une véritable réflexion de l’écrivain sur l’esthétique de la spontanéité en une mimétique qui serait celle du road book. On parvient même à ressentir l’état dans lequel Kerouac s’est retrouvé durant l’élaboration de son tapuscrit, tant les frappes à l’infini sur le papier marquent la sensibilité vraie de l’écrit, le vertige et l’euphorie d’une rédaction littéralement sur la route. En effet, l’idée du rouleau serait la seule techniquement apte à se mouler au flux des mots, le rouleau apparaissant comme l’évidente transfiguration de la route mais magnifiée et adoucissant quelque peu l’âpreté du réel et la matérialité du macadam. Il est à noter que Kerouac avait remis à l’éditeur un tapuscrit très peu annoté au crayon à la mine de plomb. Les passages raturés ou corrigés instantanément à la frappe et non au crayon permettent de déduire la maîtrise de l’écrivain par rapport à cette technique nouvelle d’écriture définissant un nouvel espace-temps, celui du voyage et celui de la route. D’ailleurs les œuvres les plus connues de Kerouac depuis On the Road narrent de manière romancée ses voyages à travers les Etats-Unis : The Dharma Bums (Les Clochards célestes) en 1958, Lonesome traveller (Vagabond solitaire) en 1960 et Big Sur en 1962 notamment, comme autant de voyages d’un homme qui aura passé la majeure partie de sa vie partagé entre l’enchantement des grands espaces américains et une existence recluse dans sa ville natale et auprès de sa mère. Ce paradoxe est à l’image de son mode de vie mais aussi de son mode d’écriture mimétique de la route et du voyage. 1 Il va sans dire qu’une cinquantaine d’années après la publication d’On the Road, l’influence de Kerouac est toujours aussi forte. Mais l’enthousiasme premier, au sens sacré du terme, qui laissait place à une part d’enchantement et de spiritualité dans la critique de l’Amérique matérielle, tend, à l’image de la vie même de l’écrivain qui a fini dans la solitude et l’alcool, à évoluer vers un véritable désenchantement, dans l’esprit avec lequel les poètes allemands considéraient l’éloignement des dieux, même ceux d’une Nature retrouvée à l’époque romantique. C’est que l’histoire de l’espace américain, accompagnant au siècle dernier celle plus récente du cinéma, est un peu celle d’un actant dramatique, spectaculaire voire métaphysique. Ainsi Pierre-Yves Pétillon n’a pas manqué de souligner dans son essai sur La Grand’ Route significativement sous-titré Espace et écriture en Amérique et paru en 1979, cette consubstantialité de l’espace américain avec la littérature récente des Etats-Unis. Celle- ci est en effet apparue avec l’Indépendance américaine en se distinguant par sa spécificité de la littérature coloniale antérieure, avec les écrits de Washington Irving et notamment la fable de Rip Van Winkle, sorte de bel au bois dormant américain : le personnage s’endort ivre de bière dans les Catskills, ayant fui une femme acariâtre et son autorité du jupon (pettycoat government) à l’époque de l’Amérique coloniale et se 2 12/02/2020 23:07 D’On the Road à Into the Wild : la parabole du désenchantement Page 3 sur 10 https://journals.openedition.org/babel/3490 réveille bien des années plus tard dans l’Amérique révolutionnée et indépendante. Pareillement The Legend of Sleepy Hollow /La Légende du Val dormant souligne la relativité de l’espace-temps américain en imaginant une enclave qui échapperait au courant puissant de l’Histoire qui traverse le reste des Etats-Unis depuis l’Indépendance. L’espace-temps américain est en effet intimement lié à cette avancée pionnière de la Grand’ Route, principalement de l’Est vers le grand Ouest, ce qui a participé d’ailleurs à la mystique de la fameuse Route 66, aujourd’hui devenue musée, lieu de culte et de pèlerinage pour les voyageurs d’Amérique. Tout cela contribue au fait que ce territoire, également reconstruit et partiellement resacralisé par Thoreau et Whitman, autant que par les véritables pionniers, ces grands espaces illuminés par les espoirs d’une humanité construisant son monde et conquérant l’espace, conservent leur beauté et leur mystère, mais ne portent plus la promesse d’un avenir. Un jeune homme du nom de Chris McCandless en meurt : c’est en images somptueuses et en portraits émouvants que le film réalisé par Sean Penn en 2007 à partir du roman documentaire de Jon Krakauer, établit ce constat sans illusion, mais sans cynisme pour autant, d’un désenchantement contrastant avec l’enthousiasme relatif des premières proses de Kerouac qui espérait encore en d’autres horizons pas seulement géographiques mais aussi spirituels. Il en a été de même pour la poésie rebelle d’Allen Ginsberg, l’autre apôtre de la beat generation pour lequel le rythme - beat- ne va pas sans l’accès à un certain état de béatitude ardente, même sur le mode d’une théologie décalée et inversée. Au-delà du cas d’un jeune homme qui s’est lancé à 22 ans dans une aventure fatale, l’histoire réelle de Chris McCandless adaptée au cinéma par Sean Penn peut être vue comme une véritable parabole du désenchantement, en contrepoint des premiers écrits de Kerouac, cinquante ans plus tôt. Ce désenchantement, c’est aussi plus récemment celui de toute une Amérique meurtrie par les terribles attentats du 11 septembre 2001, sans compter les massacres répétés par des illuminés dans des lieux publics et des universités. Cette Amérique contemporaine n’est plus le continent apparemment préservé et privilégié des utopies historiques et politiques qui se sont multipliées au XIXe siècle, même si le génocide des Indiens et la Guerre de Sécession en sont une sorte de péché originel. Dans le traitement cinématographique de l’espace américain, cette désillusion se ressent. Bien sûr Kerouac et les alternatives des années 1960-1970 hantent le paysage dans le film de Sean Penn. Mais cela, sans aucune nostalgie, mais plutôt comme de possibles ressources laissées le long de la route à accomplir, au cas où un voyageur en aurait l’usage. Très révélatrice, à ce titre, est la musique composée par Michael Brook et Eddie Vedder qui ne cherchent pas à parier sur un passé légendaire, mais plutôt sur une énergie actuelle qui aurait été transmise, plus comme une question qu’une leçon. Par- delà le désenchantement, la parabole filmée d’Into the Wild observe encore la rémanence d’utopies mais comme expériences vécues qui ne seraient plus à vivre, à l’image de la communauté beatnik marquant une étape du chemin initiatique de Chris McCandless. Car ce qui se joue entre Alex Supertramp, le nom du héros dans la fiction cinématographique de Sean Penn, et ceux qui croisent son chemin – autant de figures singulières de la marginalité dans l’esprit du mouvement hippie, contemporain de Kerouac et de la beat generation – semble toujours une rencontre très uploads/Litterature/ d-x27-on-the-road-a-into-the-wild-la-parabole-du-desenchantement.pdf

  • 43
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager