Christian Vandendorpe Université d'Ottawa Horizons philosophiques, vol. 3, no 1
Christian Vandendorpe Université d'Ottawa Horizons philosophiques, vol. 3, no 1, 1992, p. 85-102. La réflexion proposée ici vise à dégager quelques grandes attitudes à l'égard du sens que l'on extrait d'un texte. Sans prétendre à l'exhaustivité dans un domaine qui est en soi immense, je veux ciconscrire quelques-unes des opérations au moyen desquelles on s'attache à découvrir dans un texte un sens non accessible à une lecture immédiate et naïve, sens que l'on a qualifié, selon les époques et les auteurs, de «caché», de «latent», de «vrai», de «profond». Et d'abord, cette quête d'un sens autre que le sens apparent est-elle fondée? Si l'on s'en tient à notre expérience, il semble bien que oui. Tous, nous avons conscience qu'il peut exister dans le langage un autre plan de signification que le plan immédiat. Pour Paul Ricoeur, cette révélation nous viendrait d'abord d'un retour sur nos rêves: «C'est le rêve qui, toute question d'école mise à part, atteste que sans cesse nous voulons dire autre chose que ce que nous disons; il y a du sens manifeste qui n'a jamais fini de renvoyer à du sens caché» (1965: 24). Le rêve nous livre en effet une histoire opaque, qui résiste à une lecture immédiate. De tout temps il a été vu comme matière à interprétation, comme une histoire chiffrée dont il faut chercher la clé. Si certaines théories antiques y cherchaient des aperçus sur notre avenir (1), la psychanalyse y voit plutôt la marque de nos désirs, de nos angoisses, de nos déterminismes inconscients, ce qui est une autre façon de rechercher l'origine obscure où s'écrit aussi notre avenir. Cette prise de conscience qu'il peut exister un sens plus profond que ne le laissait entrevoir une compréhension première, nous la faisons aussi quand nous devons décoder des discours qu'il ne faut pas prendre au pied Sens profond 1 sur 17 de la lettre (expression figurée, métaphore, ironie...). Et que dire des actes de langage et des implications conversationnelles? Qui d'entre nous, à un moment ou l'autre, n'a pas remis en cause ses capacités de compréhension pour n'avoir pas saisi la portée pragmatique d'une question portant apparemment sur autre chose, comme par exemple en répondant «Oui» à quelqu'un qui nous demandait si l'on avait l'heure? Enfin, avec le calembour et le double sens, l'être humain apprend très tôt que le sens n'est pas toujours donné d'emblée ou que le premier sens trouvé n'était pas le bon, bref, qu'un sens peut toujours en cacher un autre. Plus globalement encore, nous savons que le sens que nous tirons d'une oeuvre n'est souvent pas le même aujourd'hui qu'il y a cinq ans et qu'une autre lecture le modifiera presque certainement. Notre compréhension n'est pas stable, mais change avec le temps, comme l'avait déjà noté Montaigne. De plus, elle est toujours fragmentaire et provisoire. En réponse à des détracteurs de l'intelligence artificielle, qui refusaient par principe l'idée que des processus intelligents puissent un jour être effectués par des machines, Herbert A. Simon, prix Nobel de sciences économiques et professeur de psychologie, faisait valoir que cet effort pouvait bien être tenté, la compréhension humaine étant loin d'être parfaite, de toute façon: «Un être humain ne comprend généralement pas un problème difficile de façon rapide, profonde, efficace et aussi souple que possible» (2). Bref, l'idée même que nous nous faisons de notre compréhension doit nécessairement être affectée par la répétition constante d'expériences où s'est dévoilée à nous une compréhension supérieure, plus large, plus profonde. Nous devons en avoir gardé une réceptivité foncière à toute promesse de révélation herméneutique, une aptitude à remettre en cause le sens tiré d'un texte ou d'une phrase et, à l'état naturel, une incertitude permanente sur la validité des opérations de sens auxquelles nous procédons. Et cela se vérifie dans toute enquête de type psychologique ou pragmatique. Ainsi, Catherine Kerbrat-Orecchioni note que l'analyse des interactions langagières «prouve assez que l'on cherche avec obstination et inquiétude à s'assurer que l'on a bien saisi le "bon" sens, c'est-à-dire celui que L [notre interlocuteur] a voulu nous communiquer» (1986: 317). L'homme, comme l'a défini Heidegger, est un être fait pour comprendre, il est toujours à l'affût du sens. On pourrait dire que produire du sens est aussi naturel à notre esprit qu'il l'est à notre coeur de pomper le sang. Parmi les innombrables témoignages, je relève celui de Michel Charolles qui, travaillant sur la cohérence du Sens profond 2 sur 17 texte, se butait au problème que «les sujets lecteurs ne sont pas disposés, en principe, à admettre qu'un élément de discours puisse être incohérent» et que, «en présence d'une difficulté textuelle, ils avaient le réflexe de développer des stratégies de recouvrement de la cohérence» (p. 4). Ces stratégies, on les connaît depuis longtemps, ce sont celles qui relèvent de l'interprétation. Selon une distinction que j'ai faite ailleurs (3), lorsque ses procédures automatiques de compréhension sont mises en échec, le sujet est obligé de recourir à une démarche interprétative, de type local et discret, afin de sélectionner (ou d'inventer) un contexte de réception susceptible d'éclairer le texte qui fait problème et de permettre l'établissement de liens de sens. Mais cette mise en oeuvre de procédures herméneutiques ne s'arrête pas là. Dès l'antiquité grecque, on voit apparaître des grilles de lecture qui permettront de lire autrement des textes qui étaient pourtant parfaitement lisibles. Il s'agit du mode de lecture que l'on a qualifié d'allégorique ou, plus couramment, de l'exégèse. L'intérêt de ce système est de fournir une grille dont l'application à un texte donné permet de découvrir un plan de cohérence supérieur, qui en renouvelle la compréhension. Un peu à la manière de ces dessins popularisés par la psychologie de la forme où l'image apparente au premier regard peut soudain basculer pour en faire apparaître une autre; ou comme un message écrit à l'encre sympathique peut se révéler dans les marges du texte. Attestée dès le VIesiècle avant notre ère, où elle était appliquée aux poèmes d'Homère et d'Hésiode, la lecture allégorique a connu des formes variées (4). Les classifications traditionnelles en distinguent quatre types, selon le mode de référence choisi pour interpréter les récits mythologiques. On parle ainsi d'abord d'exégèse de type physique. Celle-ci consiste à voir dans les dieux des forces de la nature. Par exemple, quand Homère raconte que Zeus propose aux dieux de s'attacher à un câble d'or qu'il leur lance du haut du ciel, nous aurions là une image du Premier moteur tel que le postule le système aristotélicien (Pépin, 123). Ou encore, dans une description apparemment anodine du bouclier d'Agamemnon («Il prend un bouclier fort et beau, qui peut couvrir un homme tout entier, admirablement travaillé et entouré de dix cercles d'airain; à la surface surgissent vingt bosses blanches d'étain, et entre elles en paraît une d'acier noir» Il., XI, 32-37) on va voir une représentation de l'univers: les cercles indiquent les parallèles et le cercle du Zodiaque, tandis que les bosses représentent les astres, avec au centre la terre. Et nos auteurs de s'extasier sur les connaissances Sens profond 3 sur 17 géographiques et astronomiques du poète! Une autre forme d'interprétation est l'exégèse morale ou psychologique, qui consiste à voir dans les dieux des symboles des vertus et des vices (Athèna pour la sagesse, Aphrodite pour l'amour...). Allégories transparentes, évidemment, et qui ne demandent pas un effort de lecture particulier. Mais de là l'exégèse va passer à un niveau plus large. Pour Héraclite, par exemple, toute la course d'Ulysse ne serait qu'une vaste allégorie et Ulysse serait un instrument de toutes les vertus qu'Homère s'est forgé. L'exégèse historique, parfois appelée aussi exégèse réaliste, est plus subtile. Elle cherche l'origine des mythes dans des événements humains déformés par la tradition. Déjà attestée à l'époque de Socrate et Platon, cette forme de lecture atteindra son épanouissement avec Evhémère, vers le III esiècle avant notre ère. Pour ce dernier les dieux ne seraient que des êtres humains divinisés. On verra ainsi dans les récits mythologiques d'Homère et d'Hésiode des manuels de proto-histoire. Prenons, par exemple, l'histoire de Médée, qui avait persuadé les filles de Pélias de faire bouillir leur père dans un chaudron pour le rajeunir. Selon l'interprétation qu'en fait Diogène le Cynique, disciple d'Evhémère, il s'agissait tout bonnement d'une diététicienne qui appliquait là un procédé scientifique de rajeunissement, le chaudron représentant les bains de vapeur, grâce auxquels un organisme peut retrouver sa souplesse. Quant au pauvre Pélias, il était probablement trop épuisé et serait mort de transpiration en cours de traitement. Habile façon de dédouaner une sombre figure de la mythologie! Le biais exégétique repose sur le postulat que le texte renvoie véritablement à une réalité antérieure dont l'écrivain n'aurait été que l'historien plus ou moins fidèle. Ce type de lecture a suscité des réactions négatives chez Socrate et Platon, qui estiment que l'on a mieux à faire que de chercher des explications de type rationaliste à des histoires mythiques (5). Mais il aura une descendance immense, comme on sait. D'autres modes de lecture allégorique se développeront. Ce sont, pour Jean Pépin, l'exégèse uploads/Litterature/les-avatars-du-sens-profond.pdf
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- Publié le Mar 20, 2021
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