Stéphane Beaud Un ouvrier, fils d'immigrés, «pris» dans la crise : rupture biog
Stéphane Beaud Un ouvrier, fils d'immigrés, «pris» dans la crise : rupture biographique et configuration sociale In: Genèses, 24, 1996. pp. 5-32. Citer ce document / Cite this document : Beaud Stéphane. Un ouvrier, fils d'immigrés, «pris» dans la crise : rupture biographique et configuration sociale. In: Genèses, 24, 1996. pp. 5-32. doi : 10.3406/genes.1996.1397 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/genes_1155-3219_1996_num_24_1_1397 Résumé ■ Stéphane Beaud: Un ouvrier, fils d'immigrés, «pris» dans la crise: rupture biographique et configuration familiale Profitant des circonstances de l'enquête, qui portait au départ sur la scolarité de deux frères cadets d'une famille algérienne, l'auteur centre l'analyse sur la situation du fils aîné de cette famille (Amin). Ouvrier non qualifié entre chômage et intérim, celui-ci se trouve confronté tant aux changements du marché du travail qui le transforment en «intérimaire permanent» qu'à la montée d'un racisme anti-maghrébin qu'il subit par ricochet. L'article tente ainsi de faire apercevoir le lien, trop peu souvent abordé dans les travaux sur l'immigration, entre la déstructuration du groupe ouvrier et le développement d'attitudes xénophobes. Le compte rendu détaillé des conditions du recueil d'une histoire de vie conduit ensuite l'auteur à s'interroger sur le décalage entre la trajectoire objective, telle que le sociologue peut après-coup la reconstituer, et la trajectoire «subjective» qui dépend ici étroitement des transformations des relations entre aînés et cadets, entre frères et sœurs. Concurrencé à la fois par son second frère, chef d'équipe, bien établi socialement, et par ses sœurs cadettes, bachelières, Amin est en quelque sorte réhabilité au sein de la famille par l'entretien et la situation d'enquête. Abstract Stéphane Beaud : A worker born of immigrant parents, «trapped» in the economic downturn: biographical break and family relationships Taking advantage of a survey originally concerning the schooling of two younger brothers in an Algerian family, the author focuses his analysis on the situation of Amin, the elder brother of the family. Amin is an unskilled worker alternating between unemployment and temporary employment who finds himself confronted with both the changing job market that turns him into a «permanent temp» and the rise of anti-North African racism he undergoes as an indirect result. The article attempts to grasp from a distance the link between the destruction of the worker group and the development of xenophobic attitudes, seldom mentioned in studies on immigration. The detailed report of the conditions in which this life history was recorded then leads the author to reflect on the gap between an objective trajectory, insofar as the sociologist is able to reconstruct it after the fact, and the «subjective» trajectory, in this case closely connected to changes in relationships between elder and younger siblings and between brothers and sisters. In competition with both the second brother, a foreman who is socially well-established and his younger sisters who are high school graduates, Amin is as it were rehabilitated within his family by the interview and the survey situation. т DOSSIER Genèses 24, sept. 1996, pp. 5-32 UN OUVRIER, FILS D'IMMIGRÉS, «PRIS» DANS LA CRISE: RUPTURE BIOGRAPHIQUE ET CONFIGURATION FAMILIALE* Au printemps 1992, à la faveur d'un travail d'obser vation participante dans un lycée professionnel d'une zone industrielle d'une ville de l'Est de la France, j'ai fait la connaissance de deux frères d'une famille algérienne (qu'on va appeler ici la famille M) avec lesquels j'ai effectué, durant deux ans, un suivi de leur scolarité sur la base d'une série d'entretiens approfondis réalisés entre 1992 et 1994. Ce travail prenait sens dans le cadre d'une recherche plus large sur le mode de repro duction du groupe ouvrier, portant notamment sur la sco larisation des enfants et les effets sociaux de l'allong ement des études en milieux populaires1. L'enquête sur cette famille, se déroulant dans le pavillon des parents, m'a donné l'occasion de rencontrer progressivement les huit frères et sœurs qui la composent. Même si Amin, le fils aîné, n'est pas celui des frères avec lequel j'ai le plus travaillé au cours de cette enquête, j'ai choisi ici de cen trer l'analyse sur son cas pour deux raisons principales. D'une part, Amin, entré dans la vie active à 16 ans (au milieu des années 1970) se trouve, dix-sept ans plus tard, rattrapé doublement par la crise à la fois comme ouvrier non qualifié transformé en «intérimaire permanent», et comme fils d'immigrés qui, après avoir pris ses distances avec son groupe d'origine, se trouve confronté à la mont ée d'un racisme anti-maghrébin qu'il subit par ricochet. Stéphane Beaud " * Je tiens à remercier Susanna Magri et Florence Weber pour leurs lectures attentives des premières versions de ce texte. 1. Cf. S. Beaud, «L'usine, l'école et le quartier. Itinéraires scolaires et avenir professionnel des enfants d'ouvriers de Sochaux-Montbéliard», Thèse pour le doctorat de sociologie, EHESS, 1995. DOSSIER Trajectoires Stéphane Beaud Un ouvrier, fils d'immigrés, «pris» dans la crise: rupture biographique et configuration sociale 2. Ce que les médias appellent d'ordinaire le «problème» de l'immigration n'est rien d'autre, selon nous, que la série des obstacles rencontrés par une partie de la deuxième génération d'immigrés pour s'intégrer sur le marché du travail: processus de relégation scolaire et de redoublement de la ségrégation spatiale et sociale, à travers de multiples médiations sociales (critères objectifs et subjectifs de recrutement des entreprises, intériorisation des chances d'avenir et prophéties autoréalisatrices négatives conduisant à une spirale descendante de l'échec, mise en place d'une économie souterraine et parallèle de la drogue dans certains quartiers, etc.). On renvoie sur cette question aux travaux de G. Noiriel (notamment Le creuset français, Paris, Editions du Seuil, 1986) et d'A. Sayad (dont L'immigration ou les paradoxes de l'altérité, Éditions de Boeck, Bruxelles, 1991). On pourrait dire qu'à travers le cas singulier d'Amin, deux processus sociaux se télescopent - la déstructuration du groupe ouvrier et la transformation d'une fraction des immigrés (les Maghrébins) en bouc émissaire. L'étude de la trajectoire d'Amin permet de raccorder deux éléments qui sont trop souvent dissociés dans l'analyse: d'un côté, le marché du travail et l'immigration, et plus précisément, la dégradation des conditions de travail en usine, l'assom- brissement de l'avenir pour l'ensemble des membres du groupe ouvrier et, de l'autre, le développement de la xénophobie. Elle permet aussi de faire sentir comment un individu singulier se retrouve condamné à «vivre» cette double tension qui s'exerce sur le marché du travail et dans les relations entre Français et immigrés2. En outre, le cas d'Amin offre l'occasion de réfléchir aux conditions sociales du recueil d'une histoire de vie (sociale ou professionnelle), et plus précisément d'une trajectoire brisée, et de s'interroger sur le décalage entre la trajectoire objective, telle que le sociologue peut après- coup la reconstituer, et la trajectoire «subjective», percept ible non seulement à travers les mots de l'enquêté mais aussi à travers les nombreux plis et replis de sa parole, les non dits et silences. Le récit ainsi obtenu ne prend sens que dans le cadre de la configuration familiale des rela tions entre aînés et cadets, entre frères et sœurs. Cet entretien avec Amin, improbable au début de notre enquête sur la famille, n'a pu en effet avoir lieu que parce qu'il offrait à mon interlocuteur la possibilité de reprendre, le temps de sa durée, la place d'aîné qu'il a dû progressivement abandonner à son second frère. Génération d'usine et génération lycéenne au sein de la famille J'ai assez rapidement envisagé le projet de réaliser une biographie complète de la famille M qui m'est apparue «exemplaire» d'une famille ouvrière où coexistent des enfants appartenant à des générations scolaires et sociales très différentes: d'un côté, les aînés, nés en Algérie, pas sés par le collège d'enseignement technique (CET), entrés tôt dans la vie active (au milieu des années 1970, à un moment de forte embauche ouvrière dans ce bassin d'emploi), et en quelque sorte voués comme beaucoup de «copains» de leurs classes d'âge à une carrière ouvrière à l'«usine» commencée malgré tout sans trop d'amertume ni d'états d'âme ; de l'autre, les cadets, nés en France, tous engagés à des degrés divers dans des études longues au lycée, pris chacun à leur manière dans le phénomène général de prolongation du statut d'«étudiant» (les deux filles en lycée général et les trois garçons en lycée profes sionnel) et espérant accéder à autre chose qu'un travail de «simple ouvrier» (cf. encadré : Histoire de la famille M). Les aînés s'opposent aux cadets comme la génération d'usine à la génération lycéenne, cristallisant au sein même de la famille des différences sociales constituées dans l'école et par le rapport à celle-ci, renforçant ainsi la «frontière invisible» qui sépare dans une famille d'immi grés les enfants nés «au pays» de ceux nés en France3. Histoire de la famille M Amin est l'aîné d'une famille algérienne de huit enfants (cinq fils et trois filles). Le père, originaire de la région de Sétif et issu d'une famille de petits agriculteurs, est arrivé en 1949 à Paris puis s'est installé dans la région de Montbéliard où il a travaillé plus de trente ans comme OS, avant d'être mis en préretraite en 1986. Sa femme est venue le rejoindre en 1965 uploads/Litterature/ artigo-stephane-beaud-un-ouvrier-fils-d-x27-immigre 1 .pdf
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- Publié le Jan 24, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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