Monsieur Jean-Yves Guillaumin Géométrie grecque et agrimensorique romaine. La s
Monsieur Jean-Yves Guillaumin Géométrie grecque et agrimensorique romaine. La science comme justification d'une idéologie In: Dialogues d'histoire ancienne. Vol. 20 N°2, 1994. pp. 279-295. Résumé La théorie des mathématiques élaborée par Géminos et distinguant les sciences abstraites de leurs applications techniques laisse des traces dans la terminologie des "agrimensores" romains. Mais on doit noter aussi l'influence exercée par les textes grecs d'origine pythagoricienne et platonicienne qui spéculent sur la beauté particulière de telle ou telle figure géométrique, en exaltant particulièrement la valeur de ce qui est droit, perpendiculaire ou carré : on peut y trouver des éléments qui devaient justifier, pour les esprits de l'époque, les pratiques romaines de centuriation. Resumen La teoría matemática elaborada por Géminos y que distingía las ciencias abstractas de sus aplicaciones técnicas dejó su impronta en la terminología de los "agrimensores" romanos. Pero se ha de tener en cuenta también la influencia ejercida por los textes griegos de origen pitagórico y platónico que especulaban sobre la belleza particular de tal о cual figura geométrica, exaltando especialmente el valor de todo lo recto, perpendicular о cuadrado. En ellos se pueden encontrar los elementos que debían justificar, para la mentalidad de la época, las práticas romanas de centuriación. Citer ce document / Cite this document : Guillaumin Jean-Yves. Géométrie grecque et agrimensorique romaine. La science comme justification d'une idéologie. In: Dialogues d'histoire ancienne. Vol. 20 N°2, 1994. pp. 279-295. doi : 10.3406/dha.1994.2189 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/dha_0755-7256_1994_num_20_2_2189 Dialogues d'Histoire Ancienne 20.2, 1994, 279-295 GEOMETRIE GRECQUE ETAGRIMENSORIQUE ROMAINE LA SCIENCE COMME JUSTIFICATION D'UNE IDÉOLOGIE Jean-Yves GUILLAUMIN Université de Saint-Etienne On se propose ici de réfléchir à partir d'une évidence : le système de la centuriation romaine repose sur des bases très simples qui ne mettent en jeu que la combinaison de lignes droites orthonormées pour la constitution de carrés réguliers - du moins dans la forme classique la plus répandue du système. Certes, si les Romains ont pu aboutir, après les plus anciennes étapes de la scamna- tion et de la strigation, à ce procédé dont la géniale simplicité enthousiasmait déjà, par les possibilités qu'elle ouvrait à la cadas- tration facile de grandes étendues de terre, la noblesse du 2e s. av. J.-C, on peut bien soutenir a priori que ce fut l'effet de leur génie propre et d'un travail, sur plusieurs siècles, accumulant les expériences et conduisant quasi nécessairement à l'élaboration d'une telle pratique parfaitement adaptée aux besoins de l'appropriation du monde méditerranéen à laquelle ils étaient parvenus. Nul besoin, apparemment, encore que les indices qui conduiraient à cette idée soient nombreux, de chercher des origines grecques à une telle 280 Jean-Yves Guillaumin élaboration ; certaines techniques, du reste, sont spécifiquement romaines et demeurent sans équivalent dans les textes grecs, comme celle de la cultellatio. Le mythe même des origines étrusques de la centuriation, présent chez les agrimensores de l'Empire, est traité avec méfiance par beaucoup de spécialistes^. Sans prétendre dépouiller Rome de ce qui lui revient, c'est-à-dire bien conscient de l'originalité du phénomène, on peut cependant se permettre d'examiner ici dans quelle mesure ces pratiques, les instruments qui les permettaient et la codification théorique qui en fut établie surtout dans les textes de date impériale, ressortissent à une influence grecque qui, pour être rarement proclamée, n'en est pas moins réelle et peut, si elle est observée de près, permettre de discerner des arrière-plans idéologiques qui ne manquent pas d'intérêt. 1 - Une trace de la théorie géminienne des mathématiques dans un traité agrimensorique latin. Géminos est ce personnage - sur lequel nous n'avons pas beau coup de renseignements - qui, vers les années 30 av. J.-C, écrivit un ouvrage dont nous n'avons plus que des fragments, intitulé La science mathématique2. C'était un ouvrage de synthèse (au moins douze volumes) qui, après un exposé sur l'histoire des mathématiques, devait proposer comme une sorte de préambule une classification des sciences mathématiques, et traitait ensuite des différentes branches ainsi définies. L'entreprise se plaçait dans le contexte de ce vaste mouvement d'encyclopédisme si caractéristique du 1er s. av. J.-C. dans le monde romain3 et dont l'illustration la plus connue se trouve dans l'œuvre de Varron. Du moins a-t-on conservé, grâce à Proclus, le passage dans lequel Géminos exposait sa division des sciences mathématiques, très différente de la classique hiérarchisation pythagoricienne des quatre mathémata : arithmétique, musique, géométrie, astronomie. Disciple de Poséidonios4 auquel il est certa inement redevable dans une large mesure de sa classification, 1. Voir là-dessus F. T. HiNRlCHS, Histoire des Institutions gromatiques, trad. D. Minary, Paris, 1989, p. 81 sq. 2. Sur ce Пер! ttjç tov [швпр-отсоу Gecopiaç, voir G. AUJAC édition de l'Introduction aux Phénomènes de Géminos, C.U.F., 1975, p. LVII sq. 3. Cf. G. AujAC , op. cit., p. XXX sq. 4. Pour tout ce qui concerne Poséidonios, voir M. Lafranque, Poséidonios d'Apamée. Essai de mise au point, Paris, 1964 (pour les mathématiques, p. 241 sq). DHA 20.2, 1994 Géométrie grecque et agrimensorique romaine... 281 Géminos exposait un système qui permettait de donner une place parmi les sciences mathématiques à des disciplines comme la logis tique (science du calcul appliqué, correspondant à ce que nous appelons l'arithmétique stricto sensu), la géodésie (géométrie appliquée aux opérations de mesure des terrains), la scénographie (science de la perspective, que l'on applique notamment aux décors de théâtre et à l'architecture), la mécanique, l'optique, etc. Les Pythagoriciens avaient traditionnellement refusé d'intégrer aux mathématiques de telles sciences, au motif qu'elles étaient trop compromises avec la matière concrète, alors que seule mérite le nom de science celle qui s'exerce sur des objets intellectuels, les dianoéta platoniciens. Venant à la suite de Poséidonios dont le stoïcisme, comme c'est le cas des philosophes du Moyen Portique, était fort ement teinté d'aristotélisme, Géminos prend en compte ces aspects plus "modernes" de la science et, pour leur accorder une place dans l'économie de son système sans trop chagriner les tenants de l'ancienne classification, il opère une distinction entre les sciences théoriques et les sciences pratiques, dans chaque domaine de la connaissance. C'est ainsi que la logistique, science du calcul concret, s'oppose à l'arithmétique, science abstraite du nombre ; de même, la géodésie est plus matérielle que la géométrie, laquelle traite abstraitement de l'être géométrique en soi. Parmi d'autres conséquences, cela implique, si nous parlons de la géométrie et de la géodésie, de bien différencier la ligne, immatéri elle, sans épaisseur, et répondant à la définition euclidienne5, de ce qu'est sa matérialisation concrète : le trait que l'on trace sur le sable, ou, dans le domaine agrimensorique, la ligne droite qui séparera des parcelles. La ligne en soi, si l'on a recours au vocabulaire platonicien, est du domaine intelligible ; la ligne agrimensorique n'est que son image grossière transposée dans le monde de la réalité triviale. Il est donc très clair que le rigor des textes agrimensoriques n'est pas une linea géométrique au sens strict. Certes, il se peut que les traités agrimensoriques que nous avons conservés n'entrent pas souvent dans cette distinction ; ce dont ils traitent, du reste, c'est en règle générale du rigor et de la manière de le mener sur un terrain. Ne faisant pas la distinction, ils en viennent naturellement à user de manière indifférenciée des deux termes de rigor et de recta linea. 5. Euclide, Eléments, 1, déf. 2 : ура^Н-Л Se \lt\koq àuXaréç, "la ligne est une longueur sans largeur". DHA 20.2, 1994 282 Jean-Yves Guillaumin II suffit de se reporter à l'Index de l'édition Lachmann des agri- mensores pour en trouver de nombreux exemples. Or, disions-nous avec Géminos, le rigor n'est pas la même chose qu'une ligne droite. Si les traités techniques d'application courante ignorent cette distinction théorique, nous avons au moins un texte qui la donne sans ambiguïté. Il s'agit du traité de Balbus écrit dans les toutes premières années du 2e s. et intitulé Expositio et ratio omnium formarum. Nous y lisons (p. 98 lignes 12-14 Lachmann) : Nam quidquid in agro mensorii operis causa ad finem rectum fuerit, rigor appellatur ; quidquid ad horum imitationem in forma scribitur, linea appellatur. On n'est pas plus net. La distinction s'inscrit évidemment dans la perspective géminienne. On aura noté, dans cette double défi nition, l'emploi du mot imitatio pour définir le rapport que le rigor entretient avec la linea. Cela n'est pas non plus sans conséquence pour appréhender la manière dont est ici conçue la forma, qui y perd de sa matérialité et est vue, peut-on dire, comme une abstraction de la réalité visible sur le terrain. Un tel couple de définitions est, à notre connaissance, unique dans l'ensemble de la littérature agrimensorique romaine. Loin d'y voir un hapax peu significatif, j'y trouve au contraire le témoignage très clair de l'influence de la théorie géminienne de la mathémat ique, témoignage d'autant plus précieux qu'il est isolé. J'y vois aussi un argument en faveur du sérieux de la documentation théorique de l'auteur du traité, malgré les imperfections et les erreurs qui suivront dès que seront abordées des questions plus difficiles. On ne saurait naturellement inférer de cette constatation indiscutable que de telles préoccupations théoriques aient uploads/Litterature/ geometrie-grecque-et-agrimensorique-romaine-la-science-comme-justification-d-x27-une-ideologie.pdf
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- Publié le Aoû 16, 2021
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