Le déchiffrement des gloses judéo-romanes: essai de rétrospective CYRIL ASLANOV

Le déchiffrement des gloses judéo-romanes: essai de rétrospective CYRIL ASLANOV Universidad Hebrea de Jerusalén Longtemps, les gloses judéo-romanes contenues dans les com- mentaires médiévaux de la Bible et du Talmud ou dans les dictionnai- res de la langue hébraTque ont constitué des corps opaques au sein du texte hébreu. Cela n'empéchait d'ailleurs pas les érudits talmudistes de les connaitre par cceur, fin-ce sous une forme corrompue par les aleas de la transmission écrite et par les réinterprétations parfois cocasses dont elles faisaient l'objet. Un écrivain comme Mendele Mojcher Sfo- rim nous donne un idee de ce statut exotique du /a 'az lorsqu'il attribue á son héros Benjamin III l'intention de dialoguer en Hezim (ww527: ntrw ha-b/ezim Se-be-rcüi) avec un cocher ukrainien (Mendele: 6 lb), comme si le roman des gloses de la Bible et du Talmud était aussi uni- versellement connu des Gentils que l'hébreu l'était des Juifs. Mais á partir du moment otsi les textes médiévaux firent l'objet d'un examen critique, il fallut également faire un sort á ces le'azim judéo-frangais ou judéo-provengaux. Les méthodes mises en oeuvre pour étudier les gloses graphiées en caracteres hébreux ont beaucoup varié en l'espace de cent-cinquante ans. Les premiers tátonnements furent marqués par une certaine approximation. Les éditions du XIXéme siécle étaient souvent le fait des représentants de la Wissens- chaft des Judentums. Or ces savants allemands, austro-hongrois ou Universidad Pontificia de Salamanca 10 CYRIL ASLANOV polonais n'avaient qu'une eonnaissance de seconde main des langues romanes médiévales. Á leurs yeux, l'importanee de ces gloses était nnarginale, puisqu'ils s'intéressaient avant tout au corps meme du texte (Darmsteter 1872: 151-154). Vint ensuite la périocle des romanistes. Des philologues comme Arséne Darmsteter, David S. Blondheim et Raphael Levy s'attacherent á reconstituer les gloses judéo-franÇaises avec les instrurnents de la philologie et de la linguistique. Pour ces savants, notamment pour les deux derniers cités, l'intéret du commentaire se récluisait essentielle- ment á ces mots épars qu'ils extrayaient soigneusement de leur gangue hébraque afin d'y retrouver le vocable roman original. Avec Menahem Banitt, on assiste au contraire á une prise en compte de l'ensemble constitué par le commentaire en !lebrel' et ses gloses romanes. Ce savant, qui vient d'étre couronné du Prix d'Israel (1999), s'est attaché à fournir du texte une image aussi fidéle que pos- sible en éditant les glossaires judéo-franÇais de fagon diplomatique. La diversité d'approche qui se manifeste á travers le rapport á la glose se retrouve également dans les conclusions auxquelles sont arri- ves les déchiffreurs sur des questions aussi cruciales que le rapport entre la langue des gloses et la langue des documents écrits en caracté- res latins ou bien l'existence hypothétique d'une ancienne traduction de la Bible á l'usage des Juifs de langue romane, liée ou non aux ami- gues versions des Écritures. Je voudrais profiter de l'occasion fournie par cette rétrospective épistémologique pour proceder á une réflexion sur le rapport entre la philologie et la linguistique, entre le texte et la langue. Le respect scru- puleux de tomes les leÇons manuscrites, fussent-elles aberrantes et corrompues, ne devrait-il pas étre compensé par une visée plus linguis- tique que proprement philologique? L' i n té gra tion des gloses dans leur contexte linguistique originel permet bien souvent de faire le tri entre les bonnes et les mauvaises leÇons. En outre, une plus grande attention accordée á l'articulation entre le texte-matrice hébreu el le corps étran- ger enchássé peut s'avérer fort utile pour la reconstitution de la glose, non pas seulement d'aprés le macrocontexte de la langue, mais aussi d'aprés le microcontexte du document. Enfin, le moment est peut-etre venu de procéder á des recoupe- ments comparatifs concernant la graphématique des diverses gloses, Universidad Pontificia de Salamanca LE DÉCHIFFREMENT DES GLOSES JUDÉO-ROMANES: ESSAI... 11 soit á l'intérieur du méme domaine linguistique (oc ou soit entre les deux domaines, soit encore avec d'autres judéo-langues (judéo-ita- lien, judéo-espagnol, judéo-arabe, judéo-grec, judéo-persan). La com- paraison avec les gloses provenant d'autres horizons culturels (ancien frangais graphié en caractéres arabes, grecs, coptes ou arméniens) per- mettrait en outre de désenclaver l'étude des gloses judéo-frangaises afin de la mettre en communication avec des domaines où l'on rencon- tre le méme genre de problématiques et une méthodologie analogue. L LES MÉTHODES DE DÉCHIFFREMENT ET D'ÉDITION I. La Wissenschaft des Judentums, science allemande confrontée á des mots romans Devant les gloses romanes qu'ils trouvaient dans les commentai- res ou les dictionnaires médiévaux, les pionniers germanophones de la Wissenschaft des Judentums durent éprouver le sentiment d'étrangeté, melé de fascination ou de léger dédain, que les Allemands et les Autri- chiens de l'époque ressentaient á l'égard de ce qui était welsch. La lan- gue allemande porte encore l'empreinte de ce complexe de supériorité qu'on éprouvait dans les pays allemands á l'égard des Frangais et des Italiens. De fait, le mot welsch, par lequel les Teutons désignent leurs voisins de l'autre rive du Rhin ou de l'autre versant des Alpes, s'est chargé d'une connotation dépréciative au point de devenir occasionne- llement un terme péjoratif, un Schimpfwort (Kluge: 786b). Pour des Juifs allemands ou autrichiens soucieux d'exhumer les trésors de la littérature hébraYque médiévale de la poussiére du beit ha- tnidrash pour en faire un objet d'étude conforme aux exigences de la science modernes, ces gloses en langue welsch écrites en lettres hébrai- que n'étaient certes pas dignes qu'on leur accordat autant d'importance que l'hébreu véritable. Cette hiérarchie des priorités se manifeste par exemple à travers la maniére dont travaillaient les éditeurs du diction- naire Sefer ha-S"Orafim de David Qimhi, Johann Heinrich Raphael Bie- senthal et Fürchtegott Lebrecht (Biesenthal-Liebrecht). Faute de con- naitre la langue provengale dans laquelle sont écrites les gloses du grammairien juif narbonnais, ils font figurer tous les équivalents possi- bles du mot occitan dans presque toutes les langues de la Romania, y Universidad Pontificia de Salamanca 12 CYRIL ASLANOV compris le latin. 11 faut dire que le Sefer Ita-.S'oraVim a été recopié tant de fois el dans des pays si divers que les gloses provenyiles qu'il con- tient sont souvent corrompues el assimilées á des mots castillans ou italiens (Aslanov). La source que ces deux éditeurs utiliserent pour avoir accés á la langue provent;ale est un vieux dictionnaire datant du tout début du XIXeme siecle, le Glossaire de la langue minarle de Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort, dont les deux premiers tomes parurent á Paris en 1808. En 1820, un supplément vint constituer le troisieme tome de eette alivre lexicographique pionniere. Dans l'histoire des études romanes, le dictionnaire de Roquefort correspond á une phase préscientifique, puisque le premier dictionnaire provenÇal digne de ce nom est le Lexique mutan de la langue des troubadours de FranÇois Raynouard, paru á Paris entre 1836 et 1845. Et comme l'édi- tion du Seler lia-ÑoraSini par Biesenthal et Lebrecht date de 1847, les deux savants n'avaient pas ù leur disposition le tres précieux instru- ment constitué par le Lexique de Raynouard. lis en ont done été réduits utiliser une source qui distingue á peine la langue d'oc de la Litigue La meme désinvolture vis-á-vis de la spécificité de la glose judéo- provenÇale se manifeste un peu plus tard chez l'éditeur des commentai- res de Joseph Caspi, Isaac Last (Last 1903; 1905-1906; 1907; 1911- 1912). Dans l'édition que ce savant a publiée de quelques fragments du S'arSót ha-Kesef (Last 1907), les mots proveneaux on été arbitrairement identifiés avec des mots franytis plus ou moins archaYques ou meme fantaisistes. Une glose aussi transparente que n5:7- 2m 'mynlh = amenla «amande» est identifiée avec almona'eyr «amandier» el la glose E■D MY /U = pon «pomme» est indüment rapprochée de pumeyre «pommier» (Last 1907: 8-9). Non seulement ces mots n'ont rien de provernal, mais en plus ils ne sauraient correspondre aux gloses de Caspi puisque celles- ci désignent l'amande et la pomme plut6t que l'amandier ou le pom- mier. II est vrai que pumeyre est attesté dans le parler franco-provenÇal de Romans (Dróme) au sens de «pommeraie» (Wartburg: IX 154b). Mais ce n'est certainement pas á cette forme que pensait Last. Par leur configuration étrange, les mots almondeyr et pumeyre font plut6t penser á des mots anglo-normands. L'ancien fi -In -wats con- nait une série (demande, almande, alemandier dérivant par métathese des formes amenclele et amendelier (Wartburg: I 91). Mais le passage de almande á almond est un phénomene qui ne peut guere étre attribué Universidad Pontificia de Salamanca LE DÉCI-IIFFREMENT DES GLOSES JUDÉO-ROMANES: ESSAI... 13 á la langue continentale. Á plus forte raison n'est-il pas occitan. Cette interférence de l'anglo-normand s'explique sans doute par le fait que l'article de Last fut publié en Angleterre. C'est la seule explication qu'on puisse trouver pour justifier une telle aberration. Dans son édition du commentaire 'Adnei Kesef de Joseph Caspi, Last pousse l'amalgame encore plus loin, puisque non content de con- fondre le frangais et l'occitan, ji ne prend meme pas la peine de repro- duire les formes médiévales. II cite les formes tourner et répondre pour élucider les gloses -s) -112 tu) rn 'r = tornar (improprement graphiée -STICD frn 'r) et —rinnczn rY uploads/Litterature/ aslanov-le-dechiffremente-des-gloses-judeo-romanes-helmantica-2003-vol-54-55-n-o-163-paginas-9-42-pdf 1 .pdf

  • 28
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager