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Revue internationale International Webjournal www.sens-public.org Bakhtine, le roman et l’intertexte ROBERTO GAC Résumé : La théorie du roman du savant russe Mikhaïl Bakhtine (1895 – 1975) représente, d'après la plupart des spécialistes, l'analyse la plus profonde jamais réalisée sur l'évolution du genre depuis sa naissance dans l'Antiquité (Bakhtine dixit) jusqu'à nos jours. Toutefois, la puissance de la pensée de Bakhtine et son extraordinaire érudition ne l'empêchèrent pas de tomber dans le proton pseudos qui fragilise sa théorie: l'amalgame entre "littérature narrative"et la forme "roman", celui-ci n'étant qu'un genre de la narrative, genre connu comme tel seulement à partir du 12e siècle. C'est ce proton pseudos (souvent présent au départ des grandes théories scientifiques et philosophiques, presque comme un témoin occulte de réfutabilité et donc, de scientificité), qui ouvre la voie à une autre vision de la littérature et à la définition d'un nouveau genre narratif post-romanesque – l'intertexte – dont la gestation est directement tributaire de la "révolution cybernétique". Resumen : Los estudios sobre la novela del sabio ruso Mikhaïl Bakhtine (1895 – 1975) constituyen, según la mayoría de los especialistas, el análisis más profundo jamás realizado sobre la evolución del género desde su nacimiento en la Antigüedad (afirma Bakhtine) hasta nuestros días. Sin embargo, la potencia del pensamiento de Bakhtine y su extraordinaria erudición no le impidieron caer en el proton pseudos que fragiliza su teoría : la amalgama entre "literatura narrativa"y la forma "novela", simple género narrativo conocido en cuanto tal solamente a partir del siglo 12. Es este proton pseudos (a menudo presente en el comienzo de las grandes teorías científicas y filosóficas como un testigo oculto de refutabilidad y, por lo tanto, de cientificidad de las mismas) lo que abre una vía a otra visión de la literatura y a la definición de un nuevo género narrativo post-novelesco -el Intertexto- cuya gestación es directamente tributaria de la "revolución cibernética". Contact : redaction@sens-public.org Bakhtine, le roman et l’intertexte Roberto Gac "…Toute succession littéraire est avant tout un combat, c’est la destruction d’un tout déjà existant, suivie de la nouvelle construction qui s’effectue à partir des éléments anciens." La théorie de la Méthode Formelle, Boris Eichenbaun I Le Roman "Romancier des romanciers" ! Voilà le titre que le savant russe aurait peut-être accepté de la part des romanciers du monde entier. En effet, sa théorie du roman, considérée à ce jour comme inégalée par les plus grands spécialistes du sujet, se lit "comme un roman", selon la formule consacrée. Un superbe roman où le personnage principal est le roman lui-même, depuis sa naissance dans l’Antiquité (selon Bakhtine) jusqu’à nos jours. Il y a quelque chose du roman de chevalerie dans cette histoire telle que nous la raconte le grand théoricien : le roman serait né en catimini dans la Grèce de Socrate, puis, propulsé par une énorme et mystérieuse puissance, il va se développer et se perfectionner à travers les siècles, s’imposant de haute lutte sur tous les autres genres avant de devenir ce qu’il est aujourd’hui : le genre littéraire suprême, à la fois définitivement insurmontable et indépassable, d’autant plus qu’il serait en constante mutation, se renouvelant en soi et pour soi perpétuellement. Bref : comme le plus héroïque des chevaliers du Moyen Âge, le roman touche à l’immortalité et s’inscrit, tout naturellement, dans l’éternité1 ! 1 "Le roman a anticipé, il anticipe encore, l’évolution future de toute littérature. Voilà pourquoi, devenu le maître, il contribue au renouveau de tous les autres genres, il les contamine par sa propre évolution […]. Il entraîne les autres genres impérieusement dans son orbite, parce que son évolution coïncide avec l’orientation fondamentale de toute la littérature en devenir." Bakhtine, « Récit épique et roman », trad. Daria Olivier, in Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 2011, p. 444. "Le roman (…) s’accommode mal des autres genres. Il combat pour sa suprématie en littérature, et là où il l’emporte, les autres genres se désagrègent…", id. p. 441-442. "Avec le roman, et en lui, est né l’avenir de toute la littérature… Le roman c’est un genre qui éternellement se cherche…", id. p. 472. Article publié en ligne : 2012/12 http://www.sens-public.org/article.php3?id_article=1007 © Sens Public | 2 ROBERTO GAC Bakhtine, le roman et l’intertexte Face à une vision aussi romanesque et quelque peu totalitaire de la littérature, on peut avoir des interrogations. D’abord, sur l’utilisation abusive du mot "roman". Comme chacun sait, le mot "roman", qui désignait la langue populaire (romanz) face au latin savant et officiel de l’empire romain, n’apparaît associé à la création littéraire qu’au début du deuxième millénaire (12e siècle). Alors, parler de "roman" s’agissant d’œuvres beaucoup plus anciennes que le mot en question semble pour le moins excessif. Bien sûr, cela dépend de ce que les spécialistes entendent par "roman", genre dont le canon serait indéfinissable simplement parce qu’il n’existerait pas 2. Sur ce point, Bakhtine commet une regrettable erreur d’aiguillage conceptuel, proton pseudos presqu'imperceptible au départ de ses réflexions, mais aux résultats considérables au moment des conclusions : il fait implicitement l'amalgame entre le roman et la littérature narrative. Il ne s’agit pas d’un simple problème nominaliste, digne des scolastiques du passé, mais d’un véritable choix de perspective pour observer, analyser et clarifier l’évolution de la littérature narrative depuis ses origines. Car observer et interpréter un phénomène à travers une grille, un "schéma opérationnel" comme on disait jadis en physique ou en chimie (un "paradigme", dirait-on aujourd’hui, suivant Thomas Samuel Khun), plutôt que de l’observer dans la pure réalité des faits, n’est pas sans conséquence. Pourtant, c’est ce que Bakhtine fait en appliquant à la quasi totalité de la narrative la grille "roman". Ainsi, on arrive à des affirmations qui sont plutôt le produit de la fiction (dont Bakhtine, curieusement, ne parle pratiquement jamais dans sa théorie) que d’une observation scientifique ou d’une réflexion philosophique. Par exemple, tout en élaborant son concept de "dialogisation"3, très utile pour avoir une vision juste et scientifique de la structure textuelle d’un récit, il ouvre la porte à des extrapolations abusives dans l’interprétation de l’histoire de la littérature et de la philosophie. À le suivre, même les Dialogues de Platon pourraient être considérés comme un roman où Socrate (imaginons) serait une sorte de détective céleste en route pour chercher la Vérité Nue, séquestrée et violée à répétition par des méchants sophistes4. Sur cette lancée, on pourrait aussi considérer la Bible comme un roman hyper-polyphonique dans sa première partie – l’Ancien Testament – nimbée des voix des prophètes et autres personnages légendaires du peuple juif. La deuxième partie – le Nouveau Testament, moins "people" que la première puisqu’elle est tissée autour d’un seul héros et martyr principal, Jésus de Nazareth – 2 "Le roman ne possède pas le moindre canon, par sa nature même il est a-canonique." Récit épique et roman, id. p. 472. 3 Le dialogue a été étudié uniquement comme forme compositionnelle de la structure de la parole. Mais la dialogisation intérieure du discours (tant dans la réplique que dans l’énoncé monologique) qui pénètre dans toute son structure […] a presque toujours été ignorée." Bakhtine, « Du discours romanesque », trad. Daria Olivier, in Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 2011. p. 102. 4 "Les Dialogues Socratiques, qu’on pourrait, pour paraphraser Frédéric Schlegel, qualifier de 'romans de ces temps-là"'. « Récit épique et roman », id. p. 457. Article publié en ligne : 2012/12 http://www.sens-public.org/article.php3?id_article=1007 © Sens Public | 3 ROBERTO GAC Bakhtine, le roman et l’intertexte pourrait aussi être lue comme un roman très réussi dialogiquement, en dépit de la forte tendance au monologue du protagoniste torturé. Ne parlons pas du Mahabharata et de la Baghavad Gita, où le dialogue entre Arjuna et le dieu Vishnu à propos des malheurs inévitables de ce monde pourrait être apprécié comme un haletant "thriller" mystique. Bref, vus sous cet angle, il n’y aurait pas de grande différence formelle entre ces narrations ancestrales et, par exemple, un polar gothique décadent comme Le Nom de la Rose d’Umberto Eco ou Le Roman de la Rose de Jean de Meung, même si ces textes sont séparés entre eux par des siècles et par une distance abyssale dans leur signification morale et leur qualité esthétique. Or, cette manipulation de la chronologie historique sautant capricieusement d’un siècle à l’autre, d’un millénaire à l’autre, est facilitée par l’usage abusif du mot "roman", ouvrant ainsi la porte à tous types de confusions sur le sujet. Le roman dit "grec" L’un des fourvoiements le plus répandu (et pernicieux en ce qui concerne l’historicité des faits) concerne la dénomination "roman grec" pour des récits et des textes narratifs qui n’ont rien à voir avec la Grèce Ancienne (ils ont été écrits après JC), amalgame permettant d’associer la splendide civilisation hellénique aux origines très obscures du roman. Or, l’épopée et la tragédie de l’Antiquité sont des formes littéraires ayant atteint en leur temps un haut degré de perfection (Œdipe Roi est peut-être la tragédie la plus parfaite jamais écrite), auxquelles il est délicat de comparer les naïfs et, parfois, minuscules et maladroits récits uploads/Litterature/ bakhtine-le-roman-et-l-intertexte 1 .pdf

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