Roland Barthes, « La Mort de l’auteur », 1968 Dans sa nouvelle Sarrasine, Balza
Roland Barthes, « La Mort de l’auteur », 1968 Dans sa nouvelle Sarrasine, Balzac, parlant d’un castrat déguisé en femme, écrit cette phrase : « C’était la femme, avec ses peurs soudaines, ses caprices sans raison, ses troubles instinctifs, ses audaces sans cause, ses bravades et sa délicieuse finesse de sentiments ». Qui parle ainsi ? Est-ce le héros de la nouvelle, intéressé à ignorer le castrat qui se cache sous la femme ? Est-ce l’individu Balzac, pourvu par son expérience personnelle d’une philosophie de la femme ? Est-ce l’auteur Balzac, professant des idées « littéraires » sur la féminité ? Est-ce la sagesse universelle ? La psychologie romantique ? Il sera à tout jamais impossible de le savoir, pour la bonne raison que l’écriture est destruction de toute voix, de toute origine. L’écriture, c’est ce neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc où vient se perdre toute identité, à commencer par celle-là même du corps qui écrit. Sans doute en a-t-il toujours été ainsi : dès qu’un fait est raconté, à des fins intransitives, et non plus pour agir directement sur le réel, c’est-à-dire finalement hors de toute fonction autre que l’exercice même du symbole, ce décrochage se produit, la voix perd son origine, l’auteur entre dans sa propre mort, l’écriture commence. Cependant, le sentiment de ce phénomène a été variable ; dans les sociétés ethnographiques, le récit n’est jamais pris en charge par une personne, mais par un médiateur, shaman ou récitant, dont on peut à la rigueur admirer la « performance » (c’est-à-dire la maîtrise du code narratif), mais jamais le « génie ». L’auteur est un personnage moderne, produit sans doute par notre société dans la mesure où, au sortir du Moyen Âge, avec l’empirisme anglais, le rationalisme français, et la foi personnelle de la Réforme, elle a découvert le prestige de l’individu, ou, comme on dit plus noblement, de la « personne humaine ». Il est donc logique que, en matière de littérature, ce soit le positivisme, résumé et aboutissement de l’idéologie capitaliste, qui ait accordé la plus grande importance à la « personne » de l’auteur. L’auteur règne encore dans les manuels d’histoire littéraire, les biographies d’écrivains, les interviews des magasines, et dans la conscience même des littérateurs, soucieux de joindre, grâce à leur journal intime, leur personne et leur œuvre ; l’image de la littérature que l’on peut trouver dans la culture courante est tyranniquement centrée sur l’auteur, sa personne, son histoire, ses goûts, ses passions ; la critique consiste encore, la plupart du temps, à dire que l’œuvre de Baudelaire, c’est l’échec de l’homme Baudelaire, celle de Van Gogh, c’est sa folie, celle de Tchaïkovski, c’est son vice : l’explication de l’œuvre est toujours cherchée du coté de celui qui l’a produite, comme si, à travers l’allégorie plus ou moins transparente de la fiction, c’était toujours finalement la voix d’une seule et même personne, l’auteur, qui livrait sa « confidence ». Bien que l’empire de l’Auteur soit encore très puissant (la nouvelle critique n’a fait bien souvent que le consolider), il va de soi que certains écrivains ont depuis longtemps déjà tenté de l’ébranler. En France, Mallarmé, sans doute le premier, a vu et prévu dans toute son ampleur la nécessité de substituer le langage lui-même à celui qui jusque-là était censé en être le propriétaire ; pour lui, comme pour nous, c’est le langage qui parle, ce n’est pas l’auteur ; écrire, c’est, à travers une impersonnalité préalable — que l’on ne saurait à aucun moment confondre avec l’objectivité castratrice du romancier réaliste —, atteindre ce point où seul le langage agit, « performe », et non « moi » ; toute la poétique de Mallarmé consiste à supprimer l’auteur au profit de l’écriture (ce qui est, on le verra, rendre sa place au lecteur). Valéry, tout embarrassé dans une psychologie du Moi, édulcora beaucoup la théorie mallarméenne, mais, se reportant par goût du classicisme aux leçons de la rhétorique, il ne cessa de tourner en doute et en dérision l’Auteur, accentua la nature linguistique et comme « hasardeuse » de son activité, et revendiqua tout au long de ses livres en prose en faveur de la condition essentiellement verbale de la littérature, en face de laquelle tout recours à l’intériorité de l’écrivain lui paraissait pure superstition. Proust lui-même, en dépit du caractère apparemment psychologique de ce que l’on appelle ses analyses, se donna visiblement pour tâche de brouiller inexorablement, par une subtilisation extrême, le rapport de l’écrivain et de ses personnages : en faisant du narrateur non celui qui a vu ou senti, ni même celui qui écrit, mais celui qui va écrire (le jeune homme du roman — mais, au fait, quel âge a-t-il et qui est-il ? — veut écrire, mais il ne le peut, et le roman finit quand enfin l’écriture devient possible), Proust a donné à l’écriture moderne son épopée ; par un renversement radical, au lieu de mettre sa vie dans son roman, comme on le dit si souvent, il fit de sa vie même une œuvre dont son propre livre fut comme le modèle, en sorte qu’il nous soit bien évident que ce n’est pas Charlus qui imite Montesquiou, mais que Montesquieu, dans sa réalité anecdotique, historique, n’est qu’un fragment secondaire, dérivé, de Charlus. Le Surréalisme enfin, pour en rester à cette préhistoire de la modernité, ne pouvait sans doute attribuer au langage une place souveraine, dans la mesure où le langage est système, et où ce qui était visé par ce mouvement, c’était, romantiquement, une subversion directe, des codes — d’ailleurs illusoire, car un code ne peut se détruire, on peut seulement le « jouer » — ; mais en recommandant sans cesse de décevoir brusquement les sens attendus (c’était la fameuse « saccade » surréaliste), en confiant à la main le soin d’écrire aussi vite que possible ce que la tête même ignore (c’était l’écriture automatique), en acceptant le principe et l’expérience d’une écriture à plusieurs, le Surréalisme a contribué à désacraliser l’image de l’Auteur. Enfin, hors la littérature elle-même (à vrai dire, ces distinctions deviennent périmées), la linguistique vient de fournir à la destruction de l’Auteur un instrument analytique précieux, en montrant que l’énonciation dans son entier est un processus vide, qui fonctionne parfaitement sans qu’il soit nécessaire de le remplir par la personne des interlocuteurs : linguistiquement, l’auteur n’est jamais rien de plus que celui qui écrit, tout comme je n’est autre que celui qui dit je ; le langage connaît un « sujet », non une « personne », et ce sujet, vide en dehors de l’énonciation même qui le définit, suffit à faire « tenir » le langage, c’est-à-dire à l’épuiser. L’éloignement de l’Auteur (avec Brecht, on pourrait parler ici d’un véritable « distancement », l’Auteur diminuant comme une figurine tout au bout de la scène littéraire) n’est pas seulement un fait historique ou un acte d’écriture : il transforme de fond en comble le texte moderne (ou — ce qui est la même chose — le texte est désormais fait et lu de telle sorte qu’en lui, à tous ses niveaux, l’auteur s’absente). Le temps, d’abord, n’est plus le même. L’Auteur, lorsqu’on y croit, est toujours conçu comme le passé de son propre livre ; le livre et l’auteur se placent d’eux-mêmes sur une même ligne, distribuée comme un avant et un après : l’Auteur est censé nourrir le livre, c’est-à-dire qu’il existe avant lui, pense, souffre, vit pour lui ; il est avec son œuvre dans le même rapport d’antécédence qu’un père entretient avec son enfant. Tout au contraire, le scripteur moderne naît en même temps que son texte ; il n’est d’aucune façon pourvu d’un être qui précéderait ou excéderait son écriture, il n’est en rien le sujet dont son livre serait le prédicat ; il n’y a d’autre temps que celui de l’énonciation et tout texte est écrit éternellement ici et maintenant. C’est que (ou il s’ensuit que) écrire ne peut plus désigner une opération d’enregistrement, de constatation, de représentation, de « peinture » (comme disaient les Classiques), mais bien ce que les linguistes, à la suite de la philosophie oxfordienne, appellent un performatif, forme verbale rare (exclusivement donnée à la première personne et au présent), dans laquelle l’énonciation n’a d’autre contenu (d’autre énoncé) que l’acte par lequel elle se profère : quelque chose comme le Je déclare des rois ou le Je chante des très anciens poètes ; le scripteur moderne, ayant enterré l’Auteur, ne peut donc plus croire, selon la vue pathétique de ses prédécesseurs que sa main est trop lente pour sa pensée ou sa passion, et qu’en conséquence, faisant une loi de la nécessité, il doit accentuer ce retard et « travailler » indéfiniment sa forme ; pour lui, au contraire, sa main, détachée de toute voix, portée par un pur geste d’inscription (et non d’expression), trace un champ sans origine — ou qui, du moins, n’a d’autre origine que le langage lui- même, c’est-à-dire cela uploads/Litterature/ barthes-mort-de-l-x27-auteur.pdf
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- Publié le Dec 24, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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