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1 ________________________________________________________________________________________ Site Présence de la littérature - Dossier Baudelaire © SCÉRÉN-CNDP, 2009. Benjamin Fondane, lecteur de Baudelaire : l’« expérience du gouffre » Par Monique Jutrin. Plus une œuvre d’art nous convie à traverser des cercles d’enfer, de nausée et d’horreur, et plus son emprise sur nous est assurée. B. Fondane, Baudelaire et l’expérience du gouffre, p. 266 [1]. Qui est Benjamin Fondane [2] ? Né en 1898 à Jassy, Benjamin Wechsler choisit le nom de Fundoianu pour faire son entrée en littérature. Écrivain précoce, il laisse une œuvre considérable en langue roumaine. Aujourd’hui, il est considéré en Roumanie comme un grand poète moderne. Fondane appartient à cette lignée d’écrivains roumains qui se laissèrent séduire par le rayonnement de la littérature française. En 1923, à l’âge de vingt-cinq ans, il débarque à Paris, où il devient Benjamin Fondane. Il travaille dans une compagnie d’assurances, où il rencontre Geneviève Tissier, qu’il épousera. Il entre ensuite aux studios Paramount comme scénariste. Dès son arrivée à Paris, il se met à écrire en français. Sa rencontre avec Léon Chestov [3], philosophe existentiel d’origine russe, est déterminante : elle infléchira sa vie et son œuvre. Selon Chestov, la pensée existentielle débute là où se termine la pensée rationnelle. Il a développé une pensée tragique, centrée sur le problème du Mal, choisissant Job contre Hegel, Pascal contre Spinoza. En 1933, Fondane publie simultanément un essai, fort remarqué, Rimbaud le voyou, et le poème Ulysse ; en 1936, un recueil d’articles philosophiques, La Conscience malheureuse ; en 1937, le poème Titanic, et en 1938, son Faux Traité d’esthétique, qui contient une vive critique du surréalisme. Notons sa collaboration à diverses revues, littéraires et philosophiques, dont Les Cahiers du Sud, dans lesquels il tient une chronique : « La philosophie vivante ». Entre-temps, ce poète s’est initié à la philosophie : devenu philosophe, dira-t-il, pour faire plaisir à son ami Chestov, ou encore, pour défendre sa poésie. En tout cas, son dernier essai, Le Lundi existentiel et le Dimanche de l’Histoire est un texte fondamental de la pensée existentielle. Ayant obtenu la nationalité française en 1938, Fondane est mobilisé en 1940. Fait prisonnier, il s’évade ; il est repris, puis relâché pour raisons de santé et retrouve dans sa chère rue Rollin sa femme et sa sœur aînée, Line, qui vit avec eux. Fondane ne changea pas de domicile, malgré les exhortations de sa femme et de ses amis. Il ne porta pas l’étoile jaune. À travers certains témoignages, nous savons qu’il ne prit aucune précaution excessive. 2 ________________________________________________________________________________________ Site Présence de la littérature - Dossier Baudelaire © SCÉRÉN-CNDP, 2009. Fondane fut arrêté en même temps que sa sœur Line, à la suite d’une dénonciation, le 7 mars 1944. Sa femme réussit à obtenir sa libération en tant qu’époux d’une Aryenne, mais ne put obtenir la libération de sa sœur. Fondane refusa d’être libéré sans sa sœur et fut interné à Drancy. Sa dernière lettre, transmise par une voie clandestine, contenait des indications précises pour la publication de son œuvre. Dans cette lettre, il rappelle un vers de son poème Titanic : « Le voyageur n’a pas fini de voyager. » Et il ajoute : « C’est pour demain, et pour de bon. » Le lendemain, le 30 mai 1944, il est déporté à Auschwitz, où il est assassiné le 2 ou le 3 octobre. Images et Livres de France Les Fleurs du Mal accompagnèrent Benjamin Fondane tout au long de sa brève existence, depuis ses années de jeunesse en Roumanie jusqu’à ses derniers jours à Auschwitz où, selon certains témoignages, il disait inlassablement des poèmes de Baudelaire. « Je n’ai pas connu la littérature française comme je peux connaître l’allemande – je l’ai vécue », écrit Fondane dans sa préface à Images et Livres de France (1922). Et parmi les auteurs de langue française qu’il a « vécus » le plus intensément, Baudelaire occupe une place de choix. En effet, dès l’âge de quatorze ans, ce lycéen précoce traduit des poèmes de Baudelaire en roumain, et s’intéresse même aux Petits Poèmes en prose dont on a retrouvé récemment une traduction inédite. Lorsqu’il commence à collaborer aux revues littéraires roumaines, Fondane consacre un certain nombre d’articles à Baudelaire, que l’on retrouve dans Images et Livres de France, recueil d’essais en langue roumaine consacrés à des auteurs français du XIXe siècle. Parmi les poètes, sa préférence va à Baudelaire. Selon lui, c’est Baudelaire qui représente « la somme de la poésie du siècle » ; il prévoit que dans un siècle, c’est le recueil des Fleurs du Mal qui survivra dans l’histoire de la poésie française. « Quel miracle rend les vers de Baudelaire si jeunes, tandis que Hugo a exagérément vieilli et qu’à l’exception de Verlaine, les autres poètes ne sont pas même restés dans le circuit de la lecture ? » Car Baudelaire a marqué ses lecteurs « au fer rouge », il leur a apporté une autre perception de la vie, une nouvelle compréhension du monde. Rimbaud le voyou À son arrivée à Paris, Fondane traverse une crise profonde. « Avec Baudelaire et Rimbaud seuls pointait une lueur de vérité », peut-on lire dans la préface qu’il écrit en 1930 à ses poèmes en langue roumaine. En 1933, l’essai qu’il consacre à Rimbaud paraît chez Denoël, Rimbaud le voyou, dans lequel il répond aux tentatives de récupération du poète par le surréalisme et les auteurs catholiques comme Paul Claudel. Toutefois, dans cet ouvrage, Baudelaire est lui aussi présent, en particulier dans les chapitres V et VI. Pour Fondane, 3 ________________________________________________________________________________________ Site Présence de la littérature - Dossier Baudelaire © SCÉRÉN-CNDP, 2009. c’est Baudelaire qui nous prépare à Rimbaud. La « théorie du Voyant » prend ses racines dans l’esthétique de Baudelaire pour la dépasser. D’ailleurs, Rimbaud ne fait-il pas de Baudelaire « le roi des voyants, un vrai Dieu » ? Comment, s’il n’y avait eu Baudelaire, aurions-nous pu accueillir l’insupportable voix de Rimbaud, interroge l’auteur ? Baudelaire et l’expérience du gouffre C’est Baudelaire et l’expérience du gouffre qui retiendra le plus longuement notre attention. Cet ouvrage important fut publié à titre posthume en 1947. Fondane y reconnaît en Baudelaire un penseur existentiel tragique, qu’il situe dans une lignée spirituelle allant de Dante à Kafka, en passant par Pascal. Une première version du livre a été rédigée durant l’hiver 1941-1942. Mais Fondane n’a cessé de le remanier, car l’on retrouve des pages destinées au Baudelaire dans un carnet de travail qui date manifestement de 1943. J’insiste sur la lente maturation de ce livre, correspondant à la patiente éclosion d’une pensée, avec ses multiples couches de stratification. Recommencé tous les trois mois, ce livre n’a cessé de « gagner en densité [4] ». Comment expliquer que, plongé dans l’un des plus sombres hivers de l’Histoire, il ait ressenti ce besoin impérieux d’écrire un livre sur l’auteur des Fleurs du mal ? Formuler la question nous donne déjà une ombre de réponse : aux prises, et plus que jamais, avec le mal, avec le malheur, avec ces questions tragiques qu’il continue à débattre en pensée avec Léon Chestov, il ne pouvait choisir d’autre interlocuteur que l’auteur des Fleurs du mal. L’Ennui Écrire un livre sur Baudelaire durant ces années noires, serait-ce une merveilleuse évasion ? Une évasion, sans doute, mais non une fuite, car l’auteur n’échappe pas à son époque, il la dépasse, il la vit sur un autre mode. À propos de l’auteur des Fleurs du mal, Fondane développe une réflexion existentielle sur les sources du mal, dans le sillage de Chestov. Nous n’ignorons pas que Baudelaire considère l’Ennui comme un moteur essentiel du comportement humain. Incapable de supporter cet état de vide absolu, l’homme recourt aux excitants : « Il rêve d’échafauds en fumant son houka. » Dans cette même famille spirituelle, il convient de citer Pascal, à qui Fondane consacre un chapitre de son essai. On se souvient des réflexions de Pascal à propos de l’homme, à qui rien n’est plus insupportable que « d’être en plein repos », ne pouvant vivre sans « divertissement ». Le chapitre XXIX de Baudelaire et l’expérience du gouffre contient une réflexion sur l’Ennui, une analyse des phénomènes de la guerre et de la cruauté, dont la source serait l’Ennui. La cruauté est fille de l’Ennui, et toutes deux sont filles de la science, du concept pur, du logique, 4 ________________________________________________________________________________________ Site Présence de la littérature - Dossier Baudelaire © SCÉRÉN-CNDP, 2009. aboutissant à cette absence totale de désir qui suscite un besoin d’excitants : drogue, débauche, violence, cruauté. Pour se sentir exister, l’homme ne recule devant rien. C’est ainsi que l’auteur en vient à interpréter deux phrases énigmatiques de Mon cœur mis à nu. Ces phrases ont suscité la perplexité des exégètes, qui y virent souvent l’expression d’un antisémitisme. La première : « Belle conspiration à organiser pour l’extermination de la race juive. » Propos qui résonne de manière étrangement prophétique, et dont il faut trouver l’origine dans les théories racistes de l’époque. « Belle conspiration uploads/Litterature/ benjamin-fondane-lecteur-de-baudelaire.pdf

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