Fribourg, SA 2010 SL3- Séminaire de littérature française médiévale Commentaire

Fribourg, SA 2010 SL3- Séminaire de littérature française médiévale Commentaires sur le style de La chastelaine de Vergi DANIELE BERSANO Introduction Le style de la Chastelaine de Vergi1 (CdV) a rarement attiré l'attention de la critique, souvent plus concentrée à se demander si la châtelaine avait été mariée ou non2. Le langage de l’œuvre a été qualifié de sobre soit par Jean Frappier, dans un article dédié aux «rhabillages successifs du conte3», soit par René Stuip, le dernier auteur d'une édition critique de l'œuvre4. De plus, Paul Zumthor a parlé, dans De la chanson au récit5, de l'«extrême simplicité» du vocabulaire de l’auteur, sans fonder son affirmation sur des exemples. Pour remédier à cet inconvénient, nous pouvons commencer à analyser les observations de Pâl Lakits, parues dans la monographie La Chastelaine de Vergi et l'évolution de la nouvelle courtoise6 en 1966. Absence d'éléments descriptifs Nous constatons d'abord l'absence presque totale d’éléments descriptifs, conséquence, selon Lakits, d’une tendance générale du rationalisme du XIIIe siècle. Mais la CdV s'oppose aux autres contes par l'absence ultérieure de tout portrait physique ou moral. L'auteur ne connait pas les petites images pittoresques, destinées à illustrer la richesse de l'ambiance et la perfection courtoise des manières, ni les détails précisant la situation et les circonstances. En effet, la description de la fête de la Pentecôte se prêterait parfaitement aux premières et la scène du rendez-vous entre le chevalier et la châtelaine jouerait bien le rôle des secondes. Mais nous n'en trouvons pas: le «prael» (395), le «verger» (381) et la «chambre» (395) des amants tout comme la «garderobe» (726) ou la «chambre» (701) de la duchesse sont simplement nommés sans aucune précision, sans adjectifs qualificatifs: un décor abstrait, neutre, dans la propre acception latine de convenable, sans extensions ornementales qui pourraient faire obstacle à la narration. De même les indications circonstancielles sont réduites au minimum: après avoir vu 1 Nous utilisons ici le texte édité par GASTON RAYNAUD, La Chastelaine de Vergi. Poème du XIIIe siècle, Champion, Paris 1921 2 Voir CURTIS, RENÉE, The chastelaine de Vergi's husband, in «French Studies», 24, 1987, pp. 1-5 3 FRAPPIER, JEAN, La Chastelaine de Vergi, Marguerite de Navarre et Bandello, in Études d'histoire et de critique littéraire, Champion, Paris 1976 4 La chastelaine de Vergi. Édition critique du ms. B.N. f.fr. 375 avec introduction, notes, glossaire et index, suivie de l'édition diplomatique de tous les manuscrits connus du XIIIe et du XIVe siècle, Publications de l'Institut d'études françaises et occitanes de l'Université d'Utrecht, Paris 1970 5 in Langue, texte, énigme, Seuil, Paris 1975, pp. 219-36 6 in «Studia Romanica Universitatis Debreceniensis de Ludovico Kossuth nominatae», fasc. 2 (Series Litteraria), Debrecen 1 que «cel jor quant vint au mengier, / moustra li dus au chevalier / plus biau samblant qu'ainz n'avoit fait» (vv. 509-11), la duchesse «se leva de la table» (514) et alla «couchier en son lit» (517). Pour cette raison le duc «la fist sus son lit seoir» (522), et quand il «couchier se vint» (566) elle «a une part du lit s'est traite» (567). Plus tard, après les perfides paroles de la duchesse en direction de la châtelaine, la femme du duc «s'en revont» (721) et la châtelaine, «mout dolente» (731), «el lit s'est lessie cheoir» (730). Nous pouvons donc remarquer l'extrême simplicité de ces détails, correspondant à la volonté de l'auteur d'une économie de moyens à laquelle ont déjà fait allusion plusieurs critiques7. Pour Lakits, «il n'y a qu'une seule image qui ne soit peut-être pas absolument indispensable8»: la description de l'arbre derrière lequel le duc se cache, où le narrateur parle «d'un arbre mout grant et mout large», ample «com d'une targe» [comme un bouclier] (389-90), après avoir déjà constaté qu'«iluec s'esconsse au mieus qu'il puet» (388). Par contre nous ne connaissons pas complètement où et dans quelles circonstances la duchesse a trouvé le courage d'aborder le chevalier, ou encore à quel endroit le duc prend à partie son vassal. Cela n'arrive pas pour cause de négligence, mais pour la recherche du seul détail qui soit nécessaire pour le développement du récit, comme par exemple dans la scène du premier dialogue entre la duchesse et le duc, où l'auteur précise qu'ils étaient «seul a seul, qu'il n'i ot qu'eus deus» (155). L'indifférence de l'auteur pour le pittoresque et le visible est compensée par la mention conséquente et précise du moment des différentes actions: dans la scène de l'accusation de la duchesse au duc «la nuit, quant ele fu couchie / jouste le duc» (108-09), dans celle du dénouement de l'amour du chevalier au duc «l'endemain par matin» (150), au début de la scène du verger «si tost comme fu anuitié» (374) et, enfin, «ainz jor» (463). Dans la scène du reproche de la duchesse au duc sur la semblance qu'il a faite au chevalier nous avons les indications temporelles «cel jor quant vint au mengier» (509) et «quant il ot mengié / et lavé et bien festoié» (519-20); puis, dans la scène dans laquelle la duchesse arrache au duc le secret du chevalier nous trouvons «ele se sueffre jusqu'au soir» (560), «quant li dus couchier se vint» (566) et, après cette série d’événements, nous pouvons remarquer la tension exprimée par la durée: «Mais anc en point n'en lieu n'en vint / tant que la Pentecouste vint / qui aprés fu, a la premiere / que li dus tint court mout 7 voir en dernier MÉNARD, PHILIPPE, Le temps et la durée dans la Châtelaine de Vergi, in Il tempo, i tempi. Omaggio a Lorenzo Renzi, Esedra, Padova 1999, pp. 153-64 8 Lakits, Pal, La “Châtelaine de Vergi” et l'évolution, cit., p. 90 2 pleniere» [mais l'occasion ne se présenta pas / jusqu'à la fête de la Pentecôte, / qui fut la première / dans laquelle le duc tint cour plénière] (681-84). Procédés rhétoriques D'un point de vue rhétorique, le poète évite les procédés trop accusés, comme l'allégorie d'une part (aux vers 439-46 «Amors» reste abstrait et ne possède aucun des ses accessoires habituels) et les procédés courants de l'ornement facile d'autre part: l'étymologie, l'adnominatio, la litote, l'antithèse, les dictons sentencieux, etc. Quand, rarement, l'auteur se sert de procédés de ce genre, il le fait d'une manière discrète, afin de conserver la valeur expressive. On peut noter un remarquable emploi du membrum que, pour Walter Pagani9, l'auteur «utilise en fonction intensive», pour «souligner et intensifier» un concept sans l'étendre avec de nouvelles nuances sémantiques. Les membra (ou itérations synonymiques) sont plus concentrées dans les dialogues et les propositions déclaratives (25 fois sur le modèle «fet il» 66, «dist ele» 68, «cil respont» 73, etc.) que dans les séquences narratives (18 fois). La réticence des vers 329-31 «il estoit de li seü / que l'eüsse reconneü / a jor qui fust a mon vivant» [si elle savait / que je l'ai révélée / à un autre être vivant!], rapportée à la possible action de la châtelaine en cas elle connaîtrait le dévoilement du secret d'amour au duc, est unique dans la nouvelle et selon Lakits «très rare dans le roman courtois10», avec la fonction d'exprimer le désespoir du chevalier devant la possibilité envisagée. Les éléments conventionnels émergent dans les passages plus traditionnels par leur thème (le désespoir, la scène du verger et le monologue de la châtelaine), passages typiquement lyriques, tandis que le récit se passe de tous ces ornements. On peut constater pourtant avec Lakits «l'emploi et la répartition fonctionnels des éléments rhétoriques: ils contribuent à différencier le ton général et à opposer les diverses scènes par leur registre poétique11». Lieux communs Le poète se sert de lieux communs, de clichés et de formules connus par ses lecteurs ou auditeurs. Comme beaucoup de poètes contemporains, il préfère une imitatio avec des 9 PAGANI, WALTER, Le iterazioni sinonimiche nella Chastelaine de Vergi, in «Linguistica e letteratura», I, 2, 1976, pp. 225-39, ici p. 230 10 LAKITS, PAL, La “Châtelaine de Vergi” et l'évolution, cit., p. 92 11 Ad loc. 3 réélaborations à une inventio directe. Le motif de la réunion de la cour à la fête de la Pentecôte s'insère parfaitement dans le récit. On choisissait en effet cette date pour des cours plénières et des rassemblements mondains. La même fête est un topos arthurien que nous trouvons dans le Chievrefueil et le Lanval de Marie de France, le Graelent etc. et qui est utile au lecteur afin de lui rappeler les aventures d'un passé lointain. Par conséquent, la rencontre de ces souvenirs arthuriens et du drame cruel produisait un contraste mélancolique: indicateurs lexicaux en sont les rimes querre : terre (685-86), que nous trouvons par exemple dans le Bel inconnu de Renaut de Beaujeu et le Galeran, et Pentecouste : couste (697-98), inventé peut-être par Chrétien de Troyes et utilisée dans son Yvain (1176-80). Pour la mort de la châtelaine, il y a un mélange des éléments conventionnels, utilisés traditionnellement dans la description d'une mort: le soupir («ele dist en souspirant» 833), le dernier cri d'adieu («Douz amis, a Dieu vous commant!» 834), le geste tragique uploads/Litterature/ bersano-daniele-commentaires-sur-le-style-de-la-chastelaine-de-vergi.pdf

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