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ETHNOGRAPHIE D’UN CONTEXTE VIOLENT (SINALOA, MEXIQUE) L’immanence de l’enquête

ETHNOGRAPHIE D’UN CONTEXTE VIOLENT (SINALOA, MEXIQUE) L’immanence de l’enquête Adèle Blazquez Presses Universitaires de France | « Monde commun » 2018/1 N° 1 | pages 186 à 205 ISSN 2648-1146 ISBN 9782130809159 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-monde-commun-2018-1-page-186.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 29/10/2020 sur www.cairn.info par via EHESS (IP: 91.169.129.47) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 29/10/2020 sur www.cairn.info par via EHESS (IP: 91.169.129.47) 5 : Faire de l’anthropologie © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 29/10/2020 sur www.cairn.info par via EHESS (IP: 91.169.129.47) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 29/10/2020 sur www.cairn.info par via EHESS (IP: 91.169.129.47) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 29/10/2020 sur www.cairn.info par via EHESS (IP: 91.169.129.47) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 29/10/2020 sur www.cairn.info par via EHESS (IP: 91.169.129.47) Ethnographie d’un contexte violent (Sinaloa, Mexique). L’immanence de l’enquête [Adèle Blazquez] © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 29/10/2020 sur www.cairn.info par via EHESS (IP: 91.169.129.47) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 29/10/2020 sur www.cairn.info par via EHESS (IP: 91.169.129.47) → faire de l’anthropologie Ethnographie d’un contexte violent (Sinaloa, Mexique). 1 Krupskaia Alis et Rafael Romo, « In El Chapo’s birthplace, code of silence reigns » [en ligne], CNN, 19 janvier 2016, https:// edition.cnn. com/2016/01/19/ americas/mexico- el-chapo-guzman- birthplace/index. html. Sur mon terrain, comme tout ethnographe, je prends des notes et enregistre des conversations ; je m’immisce chez les gens, m’ins- talle et m’intéresse à des choses qui ne me regardent pas. De ce fait, à mon arrivée à Badiraguato, les personnes que je rencontrais m’ont soupçonnée d’être soit une espionne pour la DEA [Drug Enforce- ment Administration – l’administration états-unienne de lutte contre la drogue], soit une journaliste. Jamais personne ne m’a demandé si j’étais agent de recensement, employée d’une organisation humani- taire, de développement, ni même, bien sûr, anthropologue. Ces soupçons ne devaient rien au hasard : les habitants et les habi- tantes apposaient sur ma venue (une güera, une blanche de 26 ans) les classifications habituelles attribuées aux étrangers à Badira- guato. Située dans l’État du Sinaloa (nord-ouest du Mexique) et blot- tie dans le massif montagneux de la Sierra Madre occidentale, la commune de Badiraguato fait partie des lieux dont la renommée est étroitement liée au contexte actuel de violence. Depuis 2006, date de lancement de « la guerre contre la drogue » menée par le gou- vernement, les chiffres officiels s’élèvent à plus de 230 000 morts et environ 30 000 disparitions. Ces chiffres dépassent ceux de l’Irak depuis 2003 et de l’Afghanistan depuis 2001. Dans ce pano- rama, Badiraguato et plus généralement l’État du Sinaloa, affichent chaque année un des taux d’homicides les plus élevés du pays. La presse régionale et nationale présente systématiquement la commune comme une « terre d’hommes violents », le « berceau du narco trafic » et le « fief » des grands capos du « Cartel de Sinaloa ». Contrastant avec son statut de municipalité parmi les plus margi- nalisées du pays, elle connaît également une renommée internatio- nale. Des journalistes de la chaine américaine CNN affirmaient ainsi récemment : « Si vous parlez trop à Badiraguato, vous pouvez perdre la vie. Votre famille pourrait se faire tirer dessus et se faire tuer1. » Ainsi apparaîtrait-il plus incongru aux yeux des habitantes et des habitants qu’une étrangère se rende à Badiraguato pour monter des faire de l’anthropologie numéro 1 septembre 2018 Monde commun 189 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 29/10/2020 sur www.cairn.info par via EHESS (IP: 91.169.129.47) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 29/10/2020 sur www.cairn.info par via EHESS (IP: 91.169.129.47) → faire de l’anthropologie Ethnographie d’un contexte violent (Sinaloa, Mexique). 1 Jean Bazin, Des clous dans la Joconde, Toulouse, Anarchasis, 2008 ; Michel Naepels, « Quatre questions sur la violence », L’Homme, 2006, no 177‑178, p. 487‑495. ; Michel Naepels, « L’épiement sans trêve et la curiosité de tout », L’Homme, 2012, no 203‑204, p. 77‑102. 2 L’observation et a fortiori la participation de l’ethnographe à l’acte de violence soulevant des questions de dangerosité, de faisabilité, d’éthique et de distance. Voir Michel Naepels, op cit ; Chowra Makaremi, « “États d’urgence ethnographiques” : approches empiriques de la violence politique », projets de développement, d’économie solidaire ou de recherche anthropologique, que pour espionner des activités illégales ou dres- ser des portraits sensationnalistes de leur village. Le fait que l’on me demande si je suis journaliste ou agent de la DEA révèle ainsi l’im- portance de la médiatisation de Badiraguato et de la surveillance de l’agence états-unienne de lutte contre la drogue. De plus, les catégo- risations qui me sont appliquées illustrent la texture de l’enquête : les questions, les discussions, les interpellations et les plaisanteries qu’occasionne ma présence montrent que je suis immergée dans la situation que j’observe1. En ce sens, les situations d’interaction dans lesquelles je suis prise ne constituent pas une étape préalable à la production du matériau, des coulisses par lesquelles j’accéderais à mon objet d’étude, sources de potentielles considérations métho- dologiques. Ces interactions figurent au contraire parmi les actions que je cherche à décrire. Elles donnent forme et définissent l’expé- rience sociale de mes interlocuteurs et interlocutrices. Mon enquête ne constitue pas une ethnographie des pratiques de violence2. Je ne cherche pas non plus à produire un savoir sur les histoires de scissions et d’alliances entre cartels, de collusions et d’affrontements avec les autorités étatiques. Lorsque je me suis immergée dans la vie sociale de Badiraguato, je cherchais à com- prendre la manière dont les personnes vivaient dans ce contexte de violence. En partageant le quotidien des habitants et des habitantes des zones concernées, je souhaitais appréhender la manière dont la violence et la répression de leur économie se manifestaient dans leur histoire personnelle, leurs pratiques quotidiennes et la façon dont ils se projetaient dans l’avenir. Il s’agit ainsi d’une ethnographie de l’expérience sociale d’un contexte de violence. Une telle enquête est immanente au monde social qu’elle parcourt, au sens où le savoir qui y est produit se situe dans les traces des relations, des discus- sions et des entretiens avec mes interlocuteurs et interlocutrices3. Dans le récit qui suit, je raconte mon arrivée dans les lieux de Badi- raguato dans lesquels j’ai enquêté : des épiceries du chef-lieu, des faire de l’anthropologie Monde commun septembre 2018 numéro 1 190 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 29/10/2020 sur www.cairn.info par via EHESS (IP: 91.169.129.47) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 29/10/2020 sur www.cairn.info par via EHESS (IP: 91.169.129.47) → faire de l’anthropologie Ethnographie d’un contexte violent (Sinaloa, Mexique). Cultures et Conflits, 2016, no 103‑104, p. 15‑34. ; Gérard Lenclud, Élisabeth Claverie, Jean Jamin, « Une ethnographie de la violence est-elle possible ? », Études Rurales, 1984, no 95‑96, p. 9‑21. 3 « Le monde qu’impliquent les actions (ce que je dois savoir pour les décrire) est aussi celui qu’elles répètent au jour le jour, c’est l’ordinaire de la vie sociale telle qu’elles contribuent par leur accomplissement, à le reconduire. Mais cet “ordre” est immanent. » (Bazin, op cit., p. 362). 1 La municipalité est composée du chef-lieu et d’un territoire montagneux, la sierra, parsemée couloirs et bureaux de l’administration, et des maisons dans des hameaux de la sierra1. Des célébrations coûteuses aux épiceries Au bout de onze jours dans le village, je suis invitée à me joindre à une veillée de remerciement de la Vierge locale pour le rétablisse- ment d’une personne. Je m’y rends avec mon voisin, qui m’apprend en chemin qu’une telle célébration est extrêmement coûteuse. Alors que les gens attendent dans l’obscurité l’arrivée de la statuette de la Vierge et de son cortège, la dame qui accueille la veillée, épouse d’un homme apparemment influent, s’approche de moi et interroge autour d’elle : « C’est elle ? » Guidée par l’acquiescement d’un homme que je ne connais pas, elle me demande ce que je fais ici. Je commence à lui expliquer mon doctorat en anthropologie, mon intérêt pour les pra- tiques quotidiennes et l’histoire de la municipalité. Elle me coupe : « – Qui t’envoie ? Je lui dis que je viens de mon propre chef et lui donne le nom de la chercheuse de l’Université du Sinaloa qui m’a recommandée. – Depuis quand tu uploads/Litterature/ blazquez-ethnographie-d-x27-un-contexte-violent.pdf