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9340_genese.indd 20 18/09/15 17:06 Les aléas de l’interdisciplinarité Genèses et l’espace des sciences sociales françaises (1990-2014) Julien Boelaert, Nicolas Mariot, Étienne Ollion et Julie Pagis pp. 20-49 C urieux destin que celui de l’interdisciplinarité en France. Sous la pression croisée d’acteurs régulièrement opposés, le terme s’est depuis plusieurs années imposé comme une référence incontournable dans le monde scien tifique1. Nombre de chercheurs la promeuvent en effet comme un moyen bienvenu d’hybridation des savoirs, alors que les administrateurs des sciences y voient eux un outil pour favoriser les échanges entre universitaires et entreprise et ainsi rentabili ser des disciplines toujours perçues comme trop coûteuses ( Jacob et Frickel 2009 : 45-46). Objet de toutes les attentions, l’interdisciplinarité est pourtant plus souvent évoquée que questionnée. Le «discours omniprésent et incantatoire sur l’interdis ciplinarité» (Heilbron et Gingras 2015) fait que les pratiques sont moins souvent étudiées qu’objet de vœux pieux. À rebours de la célébration gratuite ou de l’invoca tion fugace, on cherche ici à étudier comment l’échange entre disciplines a été mis en œuvre au sein de Genèses. Parce qu'il est un credo revendiqué par les fondateurs, un principe scientifique régulièrement mis en avant depuis sa création, la revue offre un site riche pour saisir une pratique de l'interdisciplinarité et ses évolutions. L’analyse menée ici est avant tout bibliométrique. Depuis son introduction dans les sciences sociales, ce type d’approche a été l’objet de suspicions légitimes (Gingras 2014). Outil de connaissance initialement développé par des bibliothé caires, la technique a rapidement été réutilisée à des fins d’administration des sciences. C’est le cas, bien connu, des études de citations. Nées d’une volonté de 1. Cet article a bénéficié des généreux commentaires de François Briatte, Baptiste Coulmont, Johan Heilbron, Joseph Morsel, Johanna Siméant, Fabien Tarissan et Christian Topalov. Qu’ils soient remerciés de leur lecture et disculpés des erreurs comme des interprétations, qui restent évidemment nôtres. 20 Julien Boelaert, Nicolas Mariot, Étienne Ollion et Julie Pagis • Les aléas de l’interdisciplinarité This content downloaded from 142.51.1.22 on Sun, 13 Sep 2020 14:41:00 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Genèses 100-101, sept.-déc. 2015 21 F A I R E G E N È S E S 9340_genese.indd 21 18/09/15 17:06 cartographier un champ de recherche donné en vue de faciliter la diffusion des savoirs (Wouters 1999), elles ont rapidement été réappropriées par les respon sables en charge de l’évaluation des chercheurs. Elles leur fournissent en effet un indicateur facile d’usage car ne nécessitant aucune compétence dans le domaine en question, qui plus est doté de tous les atours quantitatifs de l’objectivité. Outil de politique des sciences, la bibliométrie peut toutefois être utilisée comme un outil de connaissance. Plusieurs travaux, anciens (de Solla Price 1963; Cole et Cole 1973) comme récents (Hammermesh 2013; Fourcade et al. 2015) ont souligné l’intérêt à mener une étude systématique des auteurs comme des citations. Les recherches que mène Yves Gingras dans ce domaine depuis plusieurs années montrent que la bibliométrie peut être réappropriée en vue de reposer des questions classiques d’histoire des sciences et d’opérationnaliser des concepts (Gingras 2010). La disponibilité croissante de données numériques, qui permettent de collecter rapi dement et massivement des informations – parfois de manière exhaustive –, accen tue cette tendance qui voit la bibliométrie opérer un retour en grâce académique après des années de discrédit (Ollion et Boelaert 2015). Dans le cas qui nous intéresse, elle est utile à plus d’un titre. Raison d’être principale d’une revue, les publications offrent des informations riches au moment d’écrire une histoire de l’interdisciplinarité qui ne se limite ni à des déclarations de principe, ni à une rapide exégèse de la composition du comité de rédaction2. Les articles et leurs auteurs offrent en effet de nombreuses prises pour saisir en acte comment, et avec qui, on écrit une revue. À partir d’une série d’indicateurs, cet article propose donc une histoire de l’échange entre les disciplines académiques. Dans la revue d’abord, qui est étudiée avec minutie. Dans les sciences sociales françaises aussi. Parce que la revue fait profession d’interdisciplinarité, mais aussi parce qu’en dépit des difficultés de l’entreprise, elle est de facto située à l’interface de différents champs disciplinaires, elle est un site d’observation stratégique pour saisir les aléas de l’idée interdisciplinaire en France depuis vingt-cinq ans. L’article montre à la fois la réelle existence d’un échange soutenu entre différents sous espaces au cours de la période, tout comme la progressive (re)disciplinarisation des sciences sociales depuis deux décennies. L’étude a trois temps, qui correspondent chacun à un point d’observation à partir duquel on a mené l’enquête. Partant des auteurs qui publient dans Genèses mais aussi dans d’autres revues de sciences sociales, on propose d’abord une carto graphie des sciences sociales françaises qui met en avant la position de la revue et ses évolutions dans le temps au gré des variations de l’interdisciplinarité en France (i). Les auteurs de la revue font ensuite l’objet d’une analyse prosopographique, qui quoique sommaire, permet de dégager des tendances sur la place des disciplines dans Genèses (ii). Enfin, la dernière partie part des références mobilisées dans les articles, là encore saisies en lien à la discipline dont elles relèvent (iii). À partir de 2. Voir toutefois l’analyse stimulante qu’en fait Y. Potin dans ce numéro. This content downloaded from 142.51.1.22 on Sun, 13 Sep 2020 14:41:00 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 9340_genese.indd 22 18/09/15 17:06 cet observatoire particulier, l’article montre le recul de la pratique de l’interdisci plinarité dans les sciences sociales françaises au cours des dernières années. Points d'entrée pour une étude bibliométrique Comme c’est souvent le cas dans l’enquête en sciences sociales, des sources diverses ont été mobilisées. Une première base, qui recense les auteurs de plusieurs dizaines de revues depuis plus de trente ans, vise à saisir la position de Genèses dans l’espace des sciences sociales françaises. Elle a été constituée à partir de la consultation des catalogues de revues mis en ligne sur des sites comme Persée.fr, Cairn.info, ou Jstor.org. Les erreurs de frappes, les abbréviations ont nécessité une harmonisation des noms. Elle a été réalisée via des algorithmes de détection de proximité, dont les propositions ont été validées manuellement. Partant des sommaires de Genèses, une seconde base « auteurs » a été constituée, qui recense l’ensemble des personnes ayant écrit un article dans Genèses du numéro 1 à 98, soit au total 863 auteurs pour 759 articles. Pour chacun, on a ensuite renseigné une série d’informations comme le sexe, l’affiliation disciplinaire et universitaire et sa localisation, la position statutaire et quelques autres variables (évidemment au moment où l’article est publié). L’entreprise a été facilitée par la mention de plusieurs de ces informations biographiques sur la dernière page de chaque numéro de la revue. L’affiliation disciplinaire, notamment, est celle donnée par les auteurs eux-mêmes dans leur bio-bibliographie sommaire. Lorsqu’elle est double, « historien et sociologue » par exemple, on a systématiquement retenu la première des deux affiliations. Malgré cette aide précieuse, des recherches complémentaires ont parfois été nécessaires afin de préciser, corroborer, ou retrouver des informations (notamment pour préciser la situation de l’auteur selon qu’il était alors doctorant, docteur sans poste ou titulaire). L’analyse des citations initialement envisagée fut compliquée par l’absence d’indexation de Genèses – comme de beaucoup de revues françaises – dans des bases de données commerciales habituellement utilisées à des fins d’analyse bibliométrique. Elle a été rendue possible par la collecte et la mise en forme automatisée des documents PDF de la revue qui, transformés en fichier texte, ont ensuite été analysés1. Afin de permettre des analyses ultérieures, ces données sont mises à disposition sur le site de la revue2. 1. Ce travail a été partiellement réalisé par Maxime Chaste dans le cadre de son travail de master 2 d’informatique mené à Lille 1 cette année (direction : S. Hym et É. Ollion). Il a été complété par les auteurs. 2. http://geneses.hypotheses.org. Genèses dans les sciences sociales françaises Une première manière d’étudier la place des disciplines dans Genèses peut, paradoxalement, consister à porter le regard au-delà de la revue, par exemple en considérant les autres publications de ses auteurs. La publication fournit des infor mations diverses. Sur l’activité de production scientifique des auteurs, dont on peut voir la fréquence de publication. Sur les lieux de publication autres, aussi, afin de savoir si les revues s’écrivent via un vivier d’auteurs qui ne cherchent pas à (ou ne peuvent pas) publier ailleurs. Elle renseigne, enfin et surtout, sur les liens privilégiés qu’entretiennent des revues entre elles – ces liens étant mesurés par le nombre d’auteurs qu’elles ont en partage. Sur la période la plus récente (2010-2014), on a étudié ces échanges particu liers entre 38 revues. Elles ont été sélectionnées sur la base de nos connaissances du milieu des sciences sociales françaises, afin de faire apparaître le type de rela tion qu’elles entretiennent avec Genèses. Certaines sont clairement disciplinaires (Revue française de science politique, Revue française de sociologie), d’autres affichent 22 Julien Boelaert, Nicolas Mariot, Étienne Ollion et Julie Pagis • Les aléas de l’interdisciplinarité This content downloaded from 142.51.1.22 on uploads/Litterature/ boelaert-et-al-les-aleas-de-l-x27-interdisciplinarite.pdf