Ferdinand Brunetière Revue littéraire - L’Idéalisme dans le roman Revue des Deu

Ferdinand Brunetière Revue littéraire - L’Idéalisme dans le roman Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 69, 1885 (p. 215-225). REVUE LITTÉRAIRE L’IDEALISME DANS LE ROMAN. Monsieur de Camors, nouvelle édition. Paris, 1885; Quantin. — Julia de Trécœur, nouvelle édition. Paris, 1885; Calmann Lévy. La librairie Quantin, sous le titre de Bibliothèque des chefs-d’œuvre du roman contemporain, a commencé cet hiver même, par Madame Bovary, et continue par Monsieur de Camors, la publication d’une série d’environ quarante ou quarante-cinq romans qui tous, ou presque tous, — car on me permettra bien d’en excepter quelques- uns, ne fût-ce que le Lorgnon, par exemple, de Mme de Girardin, ou la Guerre du Nizam, de Méry, — ont fait quelque bruit dans le monde. C’est sans doute une occasion naturelle de les relire, si même ce n’en est une espèce d’obligation. Il est bon dès à présent que le siècle finissant s’occupe à dresser son inventaire, et parmi tant de « chefs- d’œuvre du roman contemporain » qu’il essuie lui-même, consciencieusement, d’opérer un premier triage. Il le peut, si seulement il le veut. La postérité, lente autrefois à venir, commence de bonne heure aujourd’hui pour les livres ; quinze ou vingt ans, qui sont toujours, comme l’on dit, un grand espace de, temps, valent un demi-siècle dans le nôtre; et le roman qui les a traversés sans y prendre de rides, si personne assurément n’oserait lui promettre une éternelle jeunesse, a du moins quelques chances de durer dans l’histoire de notre littérature. Je n’étonnerai personne, je pense, — et pas même les naturalistes, — si je dis tout de suite que Monsieur de Camors est de ceux-là. Julia de Trécœur, dont on vient aussi de nous donner une édition nouvelle, en est également. Je n’ai pas l’intention, à ce propos, de tenter ici ce qu’on appelle une « étude » sur l’œuvre entière de M. Octave Feuillet. Pour qu’elle fût digne de l’œuvre et du romancier, il y faudrait plus de place que je n’en puis prendre. L’œuvre n’est pas volumineuse, mais elle est considérable ; et, quant au romancier, je ne saurais caractériser à mon gré les transformations successives de son talent sans écrire un chapitre entier de l’histoire littéraire de ce temps. Il j a deux hommes en effet dont je ne trouve pas que la critique ait exactement défini la situation toute personnelle dans ce siècle entre le romantisme finissant et le naturalisme naissant : l’un est l’auteur de Colomba, de la Vénus d’Ille, de Carmen, et l’autre est celui de la Petite Comtesse, de Monsieur de Camors, de Julia de Trécœur. En traitant des sujets plus particuliers, je veux dire d’un particularisme local ou d’une singularité psychologique plus marqués, personne, que je sache, non pas même Flaubert ou Stendhal, ne s’est montré dans l’exécution plus « réaliste » que Prosper Mérimée; mais personne, inversement, et tout en prenant ses sujets au cœur de la réalité vivante, n’a mieux su maintenir dans le roman les droits du « romanesque, » non pas même George Sand ou Jules Sandeau, que M. Octave Feuillet. Les naturalistes, et bien d’autres avec eux, s’y sont étrangement mépris. Car je ne veux pas croire qu’ils aient manqué de franchise, et, quand ils ont affecté de ne faire aucune différence entre Colomba, par exemple, et les Trois Mousquetaires, non plus qu’entre les Mémoires du Diable et Julia de Trécœur, je suis bien convaincu qu’ayant les yeux qu’ils ont, ils n’en voyaient aucune. Ce ne serait donc pas seulement faire œuvre de justice, mais aussi de charité, — s’il n’était de pires aveugles que ceux qui ne veulent point voir, — que d’essayer de leur apprendre à faire ce discernement nécessaire, et nous en tenterions volontiers l’aventure, si ce n’étaient les raisons que nous disions tout à l’heure. Mais nous pouvons du moins, avec Monsieur de Camors et Julia de Trécœur sous la main, leur montrer une fois ce que c’est que l’idéalisme dans l’art, dans le roman particulièrement, et que peut-être il diffère autant de ce qu’ils ont accoutumé d’entendre sous ce nom que de leur naturalisme même. On peut dire que le premier point de l’esthétique idéaliste, c’est que l’art est fait pour plaire. On entend tout simplement par là que les hommes ne l’ont point inventé pour ajouter une raison de plus à toutes celles qu’ils pouvaient avoir de se plaindre de la vie. Cette vérité paraît évidente, ou, si l’on veut, banale. Si vous allez contempler un tableau, ce n’est pas habituellement pour vous procurer des sensations optiques désagréables : et si vous lisez un roman, ce n’est pas, d’ordinaire, avec le parti-pris ni le ferme propos de vous y ennuyer. On ne menace point non plus un enfant qui fait le méchant de le mener au musée du Louvre, et on ne punit point un écolier paresseux en lui donnant des romans à lire : l’Éducation sentimentale elle-même ou Bouvard et Pécuchet. Mais telle n’est pas, comme chacun sait, l’opinion de nos naturalistes. Je ne dirai point que, s’ils écrivent, c’est pour nous apprendre que la vie réelle est bien autrement plate, vulgaire et lamentable que nous ne l’avons jamais éprouvée, ou que s’ils font de la peinture, c’est pour nous faire voir que les plus déplaisantes colorations qu’il y ait dans la nature n’approchent pas de la crudité de celles qu’ils peuvent réaliser sur leur toile. Car, s’il en était ainsi, ce serait encore de l’idéalisme, de l’idéalisme à rebours, mais enfin de l’idéalisme, et la seule manière même qu’ils aient d’entendre l’idéalisme : plus laid ou plus beau que nature. Mais ce qu’ils ne comprennent pas, c’est qu’il n’y a pas d’art, quelque sujet que l’on traite, s’il n’y a pas de charme, et que le charme, nulle part, ne se dégage de la seule imitation de la nature ou de la vie. Encore qu’il y en ait de meilleurs que les autres, pour des raisons que nous dirons, tous les sujets sont bons, s’ils sont traités selon leur convenance; mais ils ne sont traités selon cette convenance qu’autant qu’ils plaisent, et c’est même à ce signe, avant tout, qu’on le reconnaît. L’analyse d’un chef-d’œuvre est essentiellement l’analyse de l’espèce de plaisir qu’il nous a fait, et c’est la nature elle-même de ce plaisir qui le classe à un rang plus ou moins élevé dans l’histoire d’une littérature ou d’un art. Je ne pense pas que personne, — et depuis qu’il a commencé d’écrire, c’est-à- dire depuis plus de trente ans, — ait eu cet art de plaire au même degré que l’auteur de Monsieur de Camors. Même s’il avait tous les défauts que le libéral M. Zola lui prête, et quelques autres encore, M. Feuillet n’en demeurerait pas moins ce qu’aucun naturaliste n’a jamais été ni ne sera jamais : l’un des habiles enchanteurs, — pour ne pas dire le plus habile, — que l’on puisse nommer dans le roman contemporain. Éminens, en effet, par d’autres qualités, je ne veux pas dire supérieurs, ni George Sand, qui n’est pas toujours divertissante à lire, ni Balzac, trop préoccupé de paraître profond, n’ont possédé comme lui ce don magique de la séduction. Et certes il convient de l’en louer, car il l’a chèrement payé. Si l’on n’a pas toujours aperçu, ni peut-être assez mis en lumière la réelle hardiesse des sujets où se complaît ordinairement l’observation de M. Feuillet, c’est que le prestige de l’exécution et le charme enveloppant de la manière, si je puis ainsi dire, en ont dissimulé la nature aux lecteurs superficiels. La Petite Comtesse, et Monsieur de Camors, et Julia de Trécœur, et l’Histoire d’une Parisienne, réduites à ce que la fable en a d’essentiel, sont cependant des données aussi scabreuses que pas une de celles que l’on aime à traiter de nos jours. Mais la force ne s’y étale point ni surtout l’effort ne s’y fait sentir, et comme le style en manque absolument de grossièreté, l’audace du conteur n’apparaît qu’à la réflexion, rétrospectivement, quand nous nous sommes repris, et que le charme est rompu. Si personnel au poète ou au romancier que puisse être ce don de plaire et de séduire, et bien qu’il n’y en ait pas qui soient moins communicables, et par conséquent moins faciles à définir, il est pourtant permis d’en tenter l’analyse et d’essayer de le résoudre en ses divers élémens. Il semble donc évident, tout d’abord, que le choix même des personnages que l’on met en scène détermine à plus d’un égard la nature, et surtout la qualité du plaisir que nous éprouvons à les voir agir. Nous ne prendrons jamais, nous ne pourrons jamais prendre à Charles Bovary l’intérêt que nous prenons à M. de Camors, et bien moins encore à Catherine Maheu, la hercheuse de Germinal, l’intérêt que nous prenons à Julia de Trécœur. On en pourrait donner bien des raisons : que l’art est d’essence aristocratique, que nous souffrons assez du contact quotidien de la sottise et de la vulgarité pour n’être pas très curieux de les uploads/Litterature/ brunetiere-ferdinand-l-x27-idealisme-dans-le-roman.pdf

  • 11
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager