REVUE LITTERAIRE LA CRITIQUE IMPRESSIONNISTE. Lorsque l'on fait soi-même profes

REVUE LITTERAIRE LA CRITIQUE IMPRESSIONNISTE. Lorsque l'on fait soi-même profession ou métier de critique, s'il est toujours facile, et tentant quelquefois, d'opposer son opinion à celle de ses confrères, de louer le roman qu'ils condamnent, de blâmer l'écrivain qu'ils admirent, il l'est déjà moins de se donner les airs de les juger eux-mêmes, et d'affecter ainsi sur eux je ne sais quelle espèce de supériorité. Cela sent, comme l'on dit, son pédant de collège. Mais ce qui est bien plus dillicile encore, ce que l'on craint à bon droit qui ne paraisse un peu outrecuidant, c'est de leur reprocher qu'ils enten- dent mal leur science ou leur art, parce qu'ils l'entendent autrement. que nous; c'est d'oser le leur dire; et c'est enfin de prétendre que !cur manière de penser se soumette ou se convertisse à la nôtre. II y faut cependant venir: d'abord, pour ne pas être dupe,- ce qui est la chose du monde qu'on nous pardonne le moins, dans ce siècle d'américa- nisme et puis parce que, dans ces sortes de querelles, comme j'es- père qu'on le verra tout à l'heure, les questions de personnes recou- vrent des questions de principes. Née avant nous, et destinée sans doute à nous survivre, il y a longtemps qu'en effet la critique se- rait morte, si elle n'avait un objet, un rôle, une fonction, extérieurs ou supérieurs à l'idée que s'en font M: Anatole France, M. Jules Lemaitre, M. Paul Desjardins, quelques autres encore que je pourrais cïter; et moi-même. Ai-je besoin de dire ici que je fais le plus grand cas de M. Anatole REVUE LITTÉRAIRE. 211 sa manière aimable, ironique et fuyante, où de si subtiles 'es s'enveloppent de si jolis voiles, avec tant d'élégance, de non- lance et au besoin de négligence? Je n'en fais guère moins de '\t jutesLemaître; et, avec « tout Paris, » je m'amuse, ainsi qu'il con- pnt de ses doctes gamineries, où tant de naïveté, d'ingénuité même, s'allie toujours à tant d'esprit et quelquefois de bon sens. Son chef- rGCuvrc est peut-être l'oraison funèbre de Victorine Demay, du concert ie l'Horlogeou des Ambassadeurs, et le récit qu'il norrs a taissé de l'entrevue de la chanteuse populaire avec le savant auteur de l'Histoire /<~ co~p~'<~ des langues sémitiques. Nul d'ailleurs n'écrit mieux eue lui, d'un style plus vif, plus souple et plus inattendu il joue avec les mots il en fait ce qu'il veut, il en jongle. Et j'estime aussi M. Paul Dcsjardins, pour son inquiétude, pour sa bonne volonté, pour la préoc- cupation qu'il a d'être agréable à ceux qu'il aime, pour la tristesse émue avec laquelle il leur dit les choses les plus déplaisantes. Mais, avec tout leur talent, si j'ai peur qu'ils ne réussissent à diriger la cri- tique dans une voie fâcheuse, et si j'en vois de grands inconvéniens, pourquoine les signalerais-je pas? Je les aime beaucoup tous les trois, mais je leur préfère encore la critique; et je ne pense pas qu'ils s'en fichent, mais le lecteur m'en approuvera. M.l'aul Desjardins le redisait hier même, à l'occasion de M. Taine; et M.Jules Lemaître l'a dit vingt fois pour une; mais c'est peut-être M.AnatoleFrance, dans un article sur M. Jules Lemaître, qui a le plus une) giquementrevendiqué pour la critique le droit de n'être plus désor- mais que personnelle, impressionniste, et, comme on dit, ~M~'cc~uc. « II n'y a pas plus de critique objective qu'il n'y a d'art objectif, et tous ceux qui se nattent de mettre autre chose qu'eux-mêmes dans leur (ruvre sont dupes de la plus fallacieuse philosophie. La vérité est qu'on ne sort jamais de soi-même. C'est une de nos plus grandes misères. Quene donnerions-nous pas pour voir, pendant une minute, le ciel et la terre avec l'œil à facettes d'une mouche, ou pour comprendre la nature avec le cerveau rude et simple d'un orang-outang? Mais cela nousest bien défendu. Nous sommes enfermés dans notre personne commedans une prison perpétuelle. Ce que nous avons de mieux à faire,ce me semble., c'est de reconnaître de bonne grâce cette affreuse conditionet d'avouer que nous parlons de nous-mêmes, chaque fois que nous n'avons pas la force de nous taire. » On ne saurait insinuer, en ~ente,d'une façon plus,habile des choses plus « fallacieuses; » brouiller plusadroitement ensemble des idées plus distinctes; ni surtout aflirmer ~ec plus d'assurance qu'il n'y a rien d'assuré. ~uc d'ailleurs cette manière d'entendre la critique ait de grands- avantages, je n'en disconviens-pas. Elle souffre, ou plutôt encore elle autorise toutes les complaisances et toutes les contradictions. La «.re- 91~ REVUE DES DEUX MONDES. lativité )) des impressions changeantes explique tout et répond à tout. En ne nous donnant pas ses opinions comme vraies, mais comme « sienrre's, » la critique impressionniste se ménage le moyen d'en changer; et l'on sait qu'elle ne s'en fait point faute. Elle dispense, avec cela, d'étudier les livres dont on parle et les sujets dont ils traitent, ce qui est parfois un grand point de g~gné. « P~aut-il essayer de vous rendre l'impression que j'ai éprouvée en lisant le deuxième volume de lV/~<o?r<3 du peuple ~ra~'? nous demandait naguère M. Anatole France. Faut-il vous montrer l'état de mon âme quand je songeais entre les pages? )) Et, sans attendre notre réponse, car, après tout, nous autres, ofliciers du 199~ d'infanterie ou négocians de la rue du Sentier, je suppose, et bonnes gens de Carpentras ou de Landerneau,. pourquoi serions-nous si curieux de l'état de l'âme de M. France?– M. France nous raconte qu'aux temps de son enfance, il avait parmi ses joujoux « une arche de Noé, peinte en rouge, avec tous les animaux par couple, et Noé et ses enfans faits au tour. » Si le procédé est ingé- nieux, on voit qu'il est surtout commode. Grâce à son c arche de Noé,a M. Anatole France n'a pas eu besoin seulement de lire l'FMfo~ peuple (f/.s'r~; il a songé entre les pages du livre; et, comme il est M. France, il n'en a pas moins très agréablement parlé. C'est unpeu moins agréablement, s'il faut être sincère, mais c'est dela même manière aussi que M. Paul Desjardins nous parlait l'autre jour du cinquième volume des Or~ r/c la ~~ceco~'mporamc. Il disait que M.Taine a vu Bonaparte et la Révolution avec les yeux de M.Taine, et il aj,outait, ou du moins il donnait à entendre que ses yeux à lui, Desjardins, n'étant pas ceux de M. Taine, il se représentait une autre Révolution et un autre Bonaparte. Mais quel Bonaparte et quelle Révo- lution ? Il n'avait garde de nous le dire; et, au fait, pourquoi nousl'eût- i dit, puisque toutes les « Révolution H et tous les « Bonaparte » sont également légitimes, je yeux dire également vrais? Ne serait-il pas plaisant, si M. Paul Desjardins a une opinion sur Bonaparte ou sur la Révolution, que les travaux de M. Taine prétendissent l'obliger d'en changer? Mais si par hasard il n'en avait pas, exigerons-nous qu'avant de parler de M. Taine et de son livre, il s'en fasse une? Autre avan- tage encore de la critique impressionniste elle nous dispense de conclure. ~Mo<ca~y'~ sensus, comme disait le rudiment puisque nous ne saurions jamais-nous dégager de nous-mêmes, à quoi ~)R~– tâcher ? quoi de plus inutile et de plus fatigant? de plus fatigant, si ce n'est p~ sans doute une petite affaire que de se former sur la Ré- volution une opinion raisonnée; de plus inutile, puisqu'enfin M. Paul Desjardins, M.Jules Lemaître et M.Anatole France le pensent, et qu'en vain nous déguiserons-nous, nous n'exprimerons jamais que nos ~pré- férences personnelles. » REVUE LITTÉRAIRE. 213 __p 1 -J.¿L. _1. 1. is je voudrais qu'ils ne se fussent pas contentés de le penser el de le dire, je voudrais qu'ils eussent essayé de le prouver; ~st ce qu'ils ont oublié de faire. Des métaphores ne sont pas des raisons. Assurément, si nous avions « l'œil à facettes de la ~uche ou le « cerveau rude et simple de l'orang-outang, » notre visiondu monde serait autre, elle serait surtout moins complexe et moins contradictoire: il ne paraît pas prouvé qu'elle fût aussi diffé- rente qu'on a l'air de le poser en principe, et nous savons, par e\emp!c, que, chez beaucoup d'animaux, les sensations de forme et de couleur sont assez analogues aux nôtres. Mais ce qui est encore plus certain, c'est que nous ne sommes ni des « mouches, o ni des «orangs-outangs; nous sommes hommes; et nous le sommes surtout par le pouvoir que nous avons de sortir de nous-mêmes pour nous chercher, nous retrouver, et nous reconnaître chez les autres. Impres- sionniste ou subjective, lorsqu'elle emprunte à la métaphysique des ar~umcnsdont elle ne prend seulement pas la peine de mesurer la portée,la critique ne fait pas attention que la valeur de ces argumens est purement métaphysique. Je veux dire qu'on peut bien disputer si lacuuleur est une qualité des objets colorés ou une pure sensation des yeux;mais, sensation des yeux ou qualité des objets, c'est tout un pour nous, il n'importe; et, dans l'un uploads/Litterature/ brunetiere-ferdinand-la-critique-impressionniste 1 .pdf

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