LE SÉMINAIRE La liste des ouvrages publiés par l’auteur se trouve en page 281.
LE SÉMINAIRE La liste des ouvrages publiés par l’auteur se trouve en page 281. Alain Badiou Le Séminaire LACAN L’antiphilosophie 3 1994-1995 Texte établi par Véronique Pineau Ouvertures Fayard Ouvrage publié sous la direction d’Alain Badiou et Barbara Cassin. Couverture : Atelier Didier Thimonier ISBN : 978-2-213-67247-2 © Libraire Arthème Fayard, 2013. À propos du séminaire de 1994-1995 consacré à Lacan Lacan a été, depuis la fin des années cinquante du dernier siècle, un compagnon essentiel autant que malaisé de mon itinéraire intellectuel. Essentiel, parce que j’avais trouvé en lui la ressource d’une synthèse entre le motif du Sujet libre, tel que ma jeunesse sartrienne l’avait adopté avec enthou- siasme, et celui de la prégnance des structures formelles, porté par ma très ancienne admiration pour Platon, mon goût des mathématiques et le courant structuraliste qui commençait à dominer la scène intellectuelle. Malaisé, parce que si Lacan travaillait de façon constante « avec » les philosophes, de Platon et Aristote à Heidegger via Descartes, Kant, Hegel ou Kierkegaard, non seulement il refusait de se laisser identifier comme philosophe – de plus en plus au fur et à mesure que son système de pensée prenait forme – mais il tenait à afficher une forte distance entre le discours de la psychanalyse et celui de la philosophie, résumant finalement sa position comme celle d’un antiphilosophe, vocable venu du XVIIIe siècle qu’il a ressuscité. C’est qu’une pratique rigoureuse, la clinique analytique, étant le réel dont s’assure sa pensée, Lacan ne peut voir dans le discours philosophique qu’une prétention de la pensée à se passer de tout réel. 7 Avant de me lancer dans le Séminaire qu’on va lire, j’avais écrit de très nombreux textes sur Lacan, et ce, dès ma participation aux Cahiers pour l’Analyse, dans les années 1966-1968. On trouvera les plus importants de ces textes sous le titre général Philosophie et psychanalyse, dans mon livre Conditions (Seuil, 1992). On voit, à les relire, comme ils balancent une admiration sans réserve pour presque tout ce qui concerne la doctrine pure du Sujet, et une réticence tenace au regard de presque tout ce qui concerne le nouage du Sujet tant au réel de l’être qu’aux agencements de l’ordre symbolique. Le cœur du débat por- tant en définitive sur ce qu’on pourrait appeler l’être des vérités. Ajoutons, ce qui n’est pas rien, que l’ultime chapitre de L’être et l’événement – la méditation 37 – a pour titre : Descartes/Lacan, et que donc je conclus ma somme ontolo- gique sur mon lien paradoxal à deux des plus grands acteurs du renouveau incessant, auquel je prétends participer, de la catégorie de Sujet. Que cette fidélité contrariée, ou contrariante, se main- tienne jusqu’à aujourd’hui, rien ne l’atteste mieux que la position stratégique de Lacan dans mon deuxième « grand » traité systématique, Logiques des mondes (Seuil, 2006). Le livre VII et dernier de ce traité aborde la question très difficile du « corps » des vérités, donc de leur existence matérielle dans des mondes déterminés. L’auteur de référence auquel est consacrée toute la deuxième section du livre VII n’est autre que Lacan. Je lui donne presque entièrement raison quant à sa doctrine des fonctions subjectives du corps, sinon que je dois raturer qu’il tienne l’Absolu pour, dit-il, « une erreur initiale de la philosophie », laquelle s’affairerait d’après 8 LACAN lui à « suturer la béance du sujet ». Décidément, un compa- gnon peu commode, Lacan. Le Séminaire de 1994-1995 s’inscrit dans une tétralogie précisément consacrée aux antiphilosophes les plus notoires. Si elle se conclut par un apôtre fondamental de l’anti- philosophie, nommément saint Paul, elle s’occupe d’abord des antiphilosophes contemporains, Nietzsche (1992-1993), Wittgenstein (1993-1994) et Lacan, par opposition à la triade des antiphilosophes classiques, Pascal, Rousseau et Kierkegaard, à laquelle je consacrerai peut-être un jour des séminaires : ils le méritent amplement et sont du reste déjà très souvent convoqués dans mes livres. S’agissant de Lacan, il s’agit donc de resserrer l’examen sur les fondements de son antiphilosophie et non de pré- senter un parcours général de son œuvre. Du coup, les textes les plus utilisés appartiennent à la dernière « manière » de Lacan, celle qui, privilégiant le réel sur le symbolique et la topologie sur l’algèbre, tente de structurer l’expérience ana- lytique non tant à partir d’une logique – comme la logique du signifiant – qu’à partir de la dialectique entre nouage et coupure, labyrinthe et interruption, chemins enchevêtrés et éclaircie hasardeuse. Avec, comme glissement majeur, une fonction stratégique de l’obscure jouissance, alors que, dans la première partie de son entreprise, Lacan avait plutôt tenté d’isoler le désir – de le distinguer de la demande – par le recours à une stricte détermination symbolique de son objet. Comme on le verra, la controverse est constamment mêlée à la surprise étonnée devant les inventions du maître. On chemine comme on peut, dans la broussaille parfois. Mais on rencontre tant de formules décisives ! Celle que je retiendrai 9 À PROPOS DU SÉMINAIRE DE 1994-1995… parmi tous ces trésors verbaux consiste à dire que l’objectif de la cure est « d’élever l’impuissance à l’impossible ». Ce pourrait bien être – ultime paradoxe – la définition, par moi cherchée depuis longtemps, et que Lacan avait trouvée de longue date pour un usage tout différent, de… la philosophie. Alain Badiou, février 2013. LACAN I 9 NOVEMBRE 1994 Cette année nous allons achever le cycle entrepris il y a deux ans sur l’antiphilosophie contemporaine. Nous avions commencé par la position fondatrice qui était celle de Nietzsche, puis, l’année dernière, nous avons examiné celle de Wittgenstein ; et c’est avec Lacan que nous conclurons. Ce qui nous imposera deux tâches connexes. La première, bien entendu, sera d’établir en quel sens Lacan est antiphilosophe, tâche facilitée par le fait qu’il se déclare tel, à la différence des deux autres. Vous savez que, finalement, l’identification d’une antiphilosophie au sens contemporain du terme suppose toujours une détermination de ce que j’ai proposé d’appeler sa matière et son acte. Nous aurons l’occasion d’y revenir en route, mais je rappelle sur ce plan que nous avons identifié la matière nietzschéenne comme étant artistique, cependant que l’acte, lui, était archi- politique. Et s’agissant de Wittgenstein, nous avons identifié sa matière comme étant ultimement langagière, ou plus pré- cisément logico-mathématique, cependant que l’acte, lui, devait être pensé comme archiesthétique. Une première démonstration concernera donc l’identification de la matière et de l’acte antiphilosophiques chez Lacan. Le point difficile, comme toujours parce que c’est le point crucial, concernera 11 la question de l’acte. Vous connaissez ma proposition – je n’en ai pas fait mystère –, le théorème est connu d’avance, sinon sa démonstration : l’acte lacanien est de caractère archiscientifique. Voilà pour le premier groupe de questions. La deuxième sera d’établir les raisons pour lesquelles Lacan peut être tenu, non pas seulement comme un antiphilosophe, mais comme une clôture de l’antiphilosophie contemporaine. Parce que si Lacan est identifiable comme une clôture de l’antiphilosophie contemporaine, celle-ci suppose non seule- ment un rapport antiphilosophique à la philosophie, mais évidemment, un rapport antiphilosophique à l’antiphiloso- phie elle-même. Il n’y a pas de clause de clôture qui ne se soutienne d’un rapport singulier et déterminé à ce qu’elle clôt. Dire que Lacan est en position de clôture pour l’anti- philosophie contemporaine, telle qu’ouverte par Nietzsche, est une thèse singulière, qui demande à être fondée, non pas empiriquement sur le fait qu’il serait le dernier qu’on connaisse (car en ce cas il n’y aurait pas de raison de dire qu’il est en position de clôture), mais sur le fait que la posi- tion lacanienne au regard des questions de l’antiphilosophie est telle qu’on puisse, en effet, parler de clôture. La question de la clôture se complique si l’on pose la question de savoir à quoi elle ouvre – car toute clôture est aussi et en même temps, ouverture. Donc, si nous affirmons que Lacan clôt l’antiphilosophie contemporaine, surgit immédiatement la question de savoir à quoi ouvre cette clôture dans les dispo- sitions générales de la pensée (avec, bien sûr, mon inclinaison particulière à poser le problème de ce à quoi cette clôture ouvre dans la philosophie). C’est-à-dire, de quoi la clôture, par Lacan, de l’antiphilosophie contemporaine est-elle le témoignage quant à ce qui s’ouvre dans la philosophie ? 12 LACAN Voilà le noyau des problèmes très précisément formulés que nous tenterons de résoudre cette année. Lesquels sont : – la nature singulière de l’antiphilosophie lacanienne quant à sa matière et quant à son acte ; – la question de savoir en quel sens, au regard de l’anti- philosophie, il s’agit d’une clôture ; – et la question de savoir à quoi, du point de la philoso- phie, ouvre cette clôture. Ou dans une métaphore que j’avais déjà utilisée à propos de Nietzsche : qu’est-ce qui est légué à la philosophie par l’antiphilosophie lacanienne comme clô- ture ? Je voudrais aujourd’hui partir d’un point très particulier, qui est un point de dimension subjective. Dans l’antiphilo- sophie, on trouve ce trait subjectif récurrent que j’appellerais la certitude uploads/Litterature/ badiou-seminaire-lacan.pdf
Documents similaires










-
31
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jul 13, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.7795MB