BUTOR, M. Essais sur le roman. Paris: Gallimard, 1992. “Le roman est une forme
BUTOR, M. Essais sur le roman. Paris: Gallimard, 1992. “Le roman est une forme particulière du récit. Celui-ci est un phénomène qui dépasse considérablement le domaine de la littérature ; il est un des constituants essentiels de notre appréhension de la réalité. Jusqu’à notre mort, et depuis que nous comprenons des paroles, nous sommes perpétuellement entourés de récits, dans notre famille tout d’abord, puis à l’école, puis à travers les rencontres et les lectures. Les autres, pour nous, ce n’est pas seulement ce que nous en avons vu de nos yeux, mais ce qu’ils nous ont raconté d’eux-mêmes, ou ce que d’autres nous en ont raconté; ce n’est pas seulement ceux que nous avons vus, mais aussi tous ceux dont on nous a parlé. Ceci n’est pas seulement vrai des hommes, mais des choses mêmes, des lieux, par exemple, où je ne suis pas allé mais que l’on m’a décrits. Ce récit dans lequel nous baignons prend les formes les plus variées, depuis la tradition familiale, les renseignements que l’on se donne à table sur ce que l’on a fait le matin, jusqu’à l’information journalistique ou l’ouvrage historique. Chacune de ces formes nous relie à un secteur particulier de la réalité. | Tous ces récits véridiques ont un caractère en commun, c’est qu’ils sont toujours en principe vérifiables. Je dois pouvoir recouper ce que m’a dit un tel par des renseignements venus d’un autre informateur, et ceci indéfiniment; sinon, je me trouve devant une erreur ou une fiction. Au milieu de tous ces récits grâce auxquels se constitue en grande partie notre monde quotidien, il peut y en avoir qui sont délibérément inventés. Si, pour éviter toute méprise, on donne aux événements racontés des caractéristiques qui les distinguent d’emblée de ceux auxquels nous avons l’habitude d’assister, nous nous trouvons devant une littérature fantastique, mythes, contes, etc. Le romancier, lui, nous présente des événements semblables aux événements quotidiens, il veut leur donner le plus possible l’apparence de la réalité, ce qui peut aller jusqu’à la mystification (Defoe). Mais ce que nous raconte le romancier est invérifiable et, par conséquent, ce qu’il nous en dit doit suffire à lui donner cette apparence de réalité. Si je rencontre un ami et qu’il m’annonce une nouvelle surprenante, pour emporter ma créance il a toujours la ressource de me dire que tels et tels ont eux aussi été témoins, que je n’ai qu’à aller vérifier. Au contraire, à partir du moment où un écrivain met sur la couverture de son livre le mot roman, il déclare qu’il est vain de chercher ce genre de confirmation. C’est par ce qu’il nous en dit et par là seulement que les personnages doivent emporter la conviction, vivre, et cela, même s’ils ont existé en fait. Imaginons que nous découvrions un épistolier du XIXe siècle déclarant à son correspondant qu’il a très bien connu le Père Goriot, que celui-ci n’était pas du tout comme Balzac nous l’a dépeint, que, notamment, | à telle et telle page, il y a de grossières erreurs; cela n’aurait évidemment aucune importance pour nous. Le Père Goriot est ce que Balzac nous en dit (et ce que l’on peut en dire à partir de là) ; je peux estimer que Balzac se trompe dans ses jugements par rapport à son propre personnage, que celui-ci lui échappe, mais pour justifier mon attitude, il faudra que je m’appuie sur les phrases mêmes de son texte ; je ne puis invoquer d’autre témoin. Alors que le récit véridique a toujours l’appui, la ressource d’une évidence extérieure, le roman doit suffire à susciter ce dont il nous entretient. C’est pourquoi il est le domaine phénoménologique par excellence, le lieu par excellence où étudier de quelle façon la réalité nous apparaît ou peut nous apparaître; c’est pourquoi le roman est le laboratoire du récit.” (BUTOR, M. Essais sur le roman. Paris: Gallimard, 1992, p. 7- 9) “Le travail sur la forme dans le roman revêt dès lors une importance de premier plan. En effet, peu à peu, en devenant publics et historiques les récits véridiques se fixent, s’ordonnent, et se réduisent, selon certains principes (ceux—là mêmes de ce qu’est aujourd’hui le roman « traditionnel », le roman qui ne se pose pas de question). A l’appréhension primitive s’en substitue une autre incomparablement moins riche, éliminant systématiquement certains aspects; elle recouvre peu à peu l’expérience réelle, se fait passer pour celle-ci, aboutissant ainsi à une mystification généralisée. L’exploration de formes romanesques diffé|rentes révèle ce qu’il y a de contingent dans celle à laquelle nous sommes habitués, la démasque, nous en délivre, nous permet de retrouver au-delà de ce récit fixé tout ce qu’il camoufle ou qu’il tait, tout ce récit fondamental dans lequel baigne notre vie entière. D’autre part, il est évident que la forme étant un principe de choix (et le style à cet égard apparaît comme un des aspects de la forme, étant la façon dont le détail même du langage se lie, ce qui préside au choix de tel mot ou de telle tournure? plutôt que de telle autre), des formes nouvelles révèleront dans la réalité des choses nouvelles, et ceci, naturellement, d’autant plus que leur cohérence interne sera plus affirmée par rapport aux autres formes, d’autant plus qu’elles seront plus rigoureuses. Inversement, à des réalités différentes correspondent des formes de récit différentes. Or, il est clair que le monde dans lequel nous Vivons se transforme avec une grande rapidité. Les techniques traditionnelles du récit sont incapables d’intégrer tous les nouveaux rapports ainsi survenus. Il en résulte un perpétuel malaise; il nous est impossible d’ordonner dans notre conscience, toutes les informations qui l’assaillent, parce que nous manquons des outils adéquats. La recherche de nouvelles formes romanesques dont le pouvoir d’intégration soit plus grand, joue donc un triple rôle par rapport à la conscience que nous avons du réel, de dénonciation, d’exploration et d’adaptation. Le romancier qui se refuse à ce travail, ne bouleversant pas d’habitudes, n’exigeant de son lecteur aucun effort particulier, ne l’obligeant point à ce retour sur soi-même, à cette mise en question de positions depuis longtemps acquises, a certes, un succès plus facile, mais il se fait | le complice de ce profond malaise, de cette nuit dans laquelle nous nous débattons. Il rend plus raides encore les réflexes de la conscience, plus difficile son éveil, il contribue à son étoufiement, si bien que, même s’il a des intentions généreuses, son œuvre en fin de compte est un poison. L’invention formelle dans le roman, bien loin de s’opposer au réalisme comme l’imagine trop souvent une critique à courte vue, est la condition sine qua non d’un réalisme plus poussé.” (BUTOR, M. Essais sur le roman. Paris: Gallimard, 1992, p. 9- 11) “Mais la relation du roman à la réalité qui nous entoure ne se réduit pas au fait que ce qu’il nous décrit se présente comme un fragment illusoire de celle-ci, fragment bien isolé, bien maniable, qu’il est donc possible d’étudier de près. La différence entre les événements du roman et ceux de la vie, ce n’est pas seulement qu’il nous est possible de vérifier les uns, tandis que les autres, nous ne pouvons les atteindre qu’à travers le texte qui les suscite. Ils sont aussi, pour prendre l’expression courante, plus « intéressants » que les réels. L’émergence de ces fictions correspond à un besoin, remplit une fonction. Les personnages imaginaires comblent des vides de la réalité et nous éclairent sur celle- ci. Non seulement la créations mais la lecture aussi d’un roman est une sorte de rêve éveillé. Il est donc toujours passible "d’une psychanalyse au sens large. D’autre part, si je veux expliquer une théorie quelconque, psycholo|gique, sociologique, morale ou autre, il m’est souvent commode de prendre un exemple inventé. Les personnages du roman vont jouer ce rôle à merveille; et ces personnages je les reconnaîtrai dans mes amis et connaissances, j’éluciderai la conduite de ceux-ci en me basant sur les aventures de ceux-là, etc. Cette application du roman à la réalité est d’une extrême complexité, et Son « réalisme », le fait qu’il se présente comme fragment illusoire du quotidien, n’en est qu’un aspect particulier, celui qui nous permet de l’isoler comme genre littéraire. J’appelle « symbolisme » d’un roman l’ensemble des relations de ce qu’il nous décrit avec la réalité où nous vivons. Ces relations ne sont pas les mêmes selon les romans, et il me semble que la tâche essentielle du critique est de les débrouiller, de les éclaircir afin que l’on puisse extraire de chaque œuvre particulière tout son enseignement. Mais, puisque dans la création romanesque, et dans cette recréation qu’est la lecture attentive, nous expérimentons un système complexe de relations de significations très variées, si le romancier cherche à nous faire part sincèrement de son expérience, si son réalisme est assez poussé, si la forme qu’il emploie est suffisamment intégrante, il est nécessairement amené à faire état de ces divers types de relations à l’intérieur même de son œuvre. Le symbolisme externe du roman tend à se uploads/Litterature/ butor-m-essais-sur-le-roman.pdf
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- Publié le Jan 01, 2023
- Catégorie Literature / Litté...
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