CAHIERS DE NARRATOLOGIE Christine Montalbetti : Narrataire et lecteur : deux in

CAHIERS DE NARRATOLOGIE Christine Montalbetti : Narrataire et lecteur : deux instances autonomes On voudrait ici fragiliser, remettre en question, voire infirmer un postulat de la poétique, une idée assez communément partagée (nous reviendrons sur les exceptions, ou sur l’exception) au sujet de l’instance du narrataire. On sait que le terme, qui apparaît en particulier sous la plume de Roland Barthes dans la seconde moitié des années soixante, qui trouve à se théoriser en France dans le travail narratologique de Genette1, et sous la plume des anglo-saxons par exemple chez Gerald Prince2 qui a beaucoup contribué à sa promotion, sert à remplir une lacune, un manque lexicologique, à dissiper un trouble, une confusion entre deux instances jusque-là homonymes, et dont l’homonymie risquait de conduire à leur assimilation : l’instance du « lecteur » représenté dans le texte, celui que le narrateur volontiers interpelle sous le nom de « lecteur », ou sous une deuxième personne, qu’il met en scène dans sa lecture, voire auquel il prête une voix, un monologue intérieur, des objections ou des questions directement formulées ; et l’instance du « lecteur » réel. Ces deux instances homonymes, à qui jusque-là on conférait indifféremment l’appellation de « lecteurs », entretiennent un certain nombre de différences évidentes. L’une, celle du « lecteur » représenté, est une instance dont les modes d’existence sont en somme finis, qui se réduit à une somme d’énoncés dans un texte, l’ensemble des apostrophes, des périphrases, des énoncés descriptifs, des énoncés au style direct etc. qui tantôt en dessinent la figure, tantôt lui donnent la parole dans des espaces privilégiés où le narrateur suspend son récit pour s’interroger sur son fonctionnement et sur sa réception. Un même texte peut s’attribuer une figure de récepteur unique comme envisager une pluralité de récepteurs dont il distinguera les manières de lire, par exemple selon une distinction de sexe (lecteur, lectrice) ou d’origine géographique (lecteur parisien, lecteur provincial) ; reste que dans les cas mêmes où les lecteurs représentés sont pluriels, leur liste est toujours elle-même finie. Cette instance peut donc se caractériser comme la somme close des énoncés qui y renvoient. Elle est de nature exclusivement textuelle. Le « lecteur » réel, au contraire, personne réelle qui lit le livre, relève de l’indéfini, ses caractéristiques sont imprévisibles, changeantes, d’un lecteur à l’autre, d’une lecture à l’autre, en synchronie comme en diachronie, leur liste est ouverte, et leur existence toute physique. Le lecteur réel est corps vivant, qui amène avec lui dans le temps de sa lecture son histoire propre, sa mémoire, sa double expérience du monde et de la bibliothèque. Pour mettre fin à cette homonymie dommageable, donc, la poétique propose de rebaptiser la première instance, celle du « lecteur » représenté. Cette figure apparaissant tout naturellement comme l’interlocuteur du narrateur, et comme le destinataire représenté de sa narration, le terme qui permettra de dissiper cette confusion sera forgé à partir du radical de « narration » et du suffixe marquant la destination : on obtient donc le terme de « narrataire ». Le lecteur réel, lui, conservera l’appellation de lecteur, assortie ou non de son épithète. Une fois créée cette catégorie, qui permet de mettre le doigt sur une différence ontologique fondamentale entre deux instances qui jusque-là pâtissaient de leur homonymie, l’une pourtant, comme on le dit souvent, « de papier », et l’autre corps ou esprit vivant, la poétique suppose assez consensuellement que la première instance, celle de papier, celle du narrataire, est là pour que le lecteur réel s’y substitue. L’acquis, ainsi, serait purement de l’ordre de la rigueur terminologique : comment confondre une somme d’énoncés avec une personne réelle ? Une fois cette confusion ontologique écartée, le jeu des rôles articule ces deux instances entre elles, la seconde devant venir prendre la place de la première. Le bénéfice n’est sans doute pas négligeable qui décèle une opacité dans le langage et désigne puis résout une homonymie risquée en créant un terme neuf ; mais n’est-ce pas un trop petit bénéfice si l’on déclare aussitôt que cette instance que l’on met en évidence en lui attribuant une dénomination neuve est là pour que l’autre instance vienne s’y substituer ? Laissons ce soupçon théorique en suspens et venons au fonctionnement même de cette substitution pour manifester plus concrètement ses limites. La méthode que nous choisirons sera toute expérimentale. Il s’agira de prendre à la lettre le postulat de la substitution et de s’efforcer de la mettre en pratique, en ouvrant quelques livres au hasard. Presque au hasard. 1- Quelques exercices pratiques J’ouvre le roman d’Italo Calvino Si par une nuit d’hiver un voyageur. Que je l’ouvre par hasard, comme la première fois près d’une fontaine à Montpellier (face à la librairie où je l’avais acheté), ou que je l’ouvre parce que j’ai mémoire de l’omniprésence de la deuxième personne dans ce roman, la démonstration sera exactement la même. Je lis, donc, la première phrase : « Tu vas commencer le nouveau roman d’Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur »3. Je suis troublée par la coïncidence entière entre ma situation et celle de cette deuxième personne, que j’identifie d’abord comme narrataire. Je peux toujours objecter que ceci n’est pas le « nouveau » roman de Calvino, je comprends l’anachronisme, et que la coïncidence est visée, et qu’elle fonctionne à tous coups, c’est-à-dire pour toute personne (pour tout lecteur réel) ouvrant le livre. À ce stade, il me paraît clair que la « substitution » est visée, et qu’elle est opératoire. Je continue ma lecture. « Détends-toi. Concentre-toi. Écarte de toi toute autre pensée. Laisse le monde qui t’entoure s’estomper dans le vague »4. Bon, je comprends ces directives, cette mise en condition de ma lecture, je me substitue encore, avec confiance, je prends pour moi ces impératifs, avec la certitude tranquille qu’ils fonctionnent aussi pour les autres, et avec ce brin de narcissisme qui n’est pas incompatible et par où je vois bien que c’est de moi, aussi, que le texte parle. Dès la phrase suivante, tout ce fragile équilibre est mis en péril, celui de mon narcissisme, de ma bonne volonté à me substituer, de ma confiance en le fonctionnement de cette substitution pour tous, et donc, à terme, de son acceptation théorique : « La porte, il vaut mieux la fermer »5. Je regarde autour de moi, c’est la fontaine, les passants que sur l’injonction de la phrase précédente j’avais annulés : pas de porte à fermer. Je me heurte, le jour de cette première lecture montpellieraine de ce roman, à un dysfonctionnement de la substitution. Admettons que je postule que la lecture auprès d’une fontaine n’est pas le cas statistiquement le plus probable ; que j’aurais pu lire dans ma chambre. Imaginons que cette « porte » est celle de cette salle où nous nous trouvons, ou celle de ma chambre de lectrice, et continuons : « de l’autre côté, la télévision est toujours allumée »6. Ma bonne volonté n’est pas récompensée. De l’autre côté de cette salle, gageons (encore que ?) qu’il n’y a pas de télévision (sauf cas de projection video, mais les cours étant finis…). Quant à ma chambre de lectrice, elle n’est pas mieux lotie : je n’ai pas la télévision. Je suis prête à sacrifier tout à fait la joie narcissique de me reconnaître, à ne pas m’écrier d’emblée que puisque la situation ne me correspond pas la substitution n’est pas visée, je veux bien considérer qu’il y a plus de lecteurs qui possèdent une télévision que de lecteurs qui n’en possèdent pas, je poursuis. Les listes de possibles qui me sont offertes (« Couché sur le dos, sur un côté, sur le ventre. Dans un fauteuil, un sofa, un fauteuil à bascule, une chaise longue, un pouf. Ou dans un hamac, si tu en as un. Sur ton lit naturellement, ou dedans »7) sont-elles des manières de forcer la coïncidence ? ou des jeux sur les possibles, qui envisagent aussi des cas rares et poétiques (le hamac), voire difficiles à tenir (« Tu peux aussi te mettre la tête en bas, en position de yoga »8) ? La désinvolture du narrateur, qui ira jusqu’à (me ?) conseiller de lire à cheval augmente mon soupçon. Mais la perversion de ce début était plus grande encore : elle m’a fait prendre pour un narrataire ce qui s’avère être un personnage. Ce « tu » est progressivement pris dans une série d’aventures par où sa situation s’écarte nécessairement d’avec la mienne, et le fait évoluer dans un univers diégétique. Car il est des pronoms de la deuxième personne qui renvoient non pas à un narrataire, mais à un personnage inscrit dans une narration hétérodiégétique : c’est le cas célèbre de la Modification de Butor, ou celui d’Un homme qui dort de Perec. Ici, le procédé est retors, qui commence par mettre cette deuxième personne dans ma situation de lire le roman de Calvino, et qui l’appelle « lecteur », pour le faire ensuite parcourir des espaces et rencontrer uploads/Litterature/ cahiers-de-narratologie.pdf

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