Université de Provence - Département des sciences de l’éducation Licence 2007-2

Université de Provence - Département des sciences de l’éducation Licence 2007-2008 UE SCEE2 : Didactique pluridisciplinaire Yves Chevallard y.chevallard@aix-mrs.iufm.fr Didactique fondamentale Notes & documents     Leçon 2 Sommaire. – 0. Pour commencer / 1. Le refoulement du didactique / 2. Voir le didactique ? 0. Pour commencer a) Porter un regard de didacticien sur les situations du monde suppose qu’on sache y déceler le didactique qui s’y cache – ou, parfois, qui s’y exhibe, mais dans des formes qui peuvent être trompeuses. D’une façon générale, en effet, le didactique est tu, et se trouve comme refoulé dans les discours spontanés – non expressément « didacticiens » – sur la vie des institutions et des personnes. b) Rappelons ici la manière dont on a défini « le didactique ». Il y a du didactique en toute situation sociale dans laquelle « quelque instance (personne ou institution) envisage de faire (ou fait) quelque chose afin de faire que quelque instance apprenne quelque chose ». Le refoulement du didactique que l’on vient de mentionner est lié aux deux « quelque chose » qui apparaissent dans cette formulation. Tout se passe, en vérité, comme s’il n’était pas convenable de parler ni du « quelque chose » que l’on prétend faire apprendre (le contenu de savoir enjeu de l’interaction didactique), ni du quelque chose que l’on fait pour cela (les « gestes » didactiques accomplis à propos de ce contenu). Les deux « manques » sont en fait liés.  S’agissant du premier « quelque chose », on n’en parle généralement que « du bout des mots », comme si la chose était inconvenante, déplacée, impudique. C’est ainsi que, dans l’entretien mentionné (et cité) dans la leçon 1, Barbara Cassin mentionne son « besoin de savoir plus de grec, et autrement », mais sans en dire plus ; il est vrai que, comparativement, c’est déjà beaucoup dire !  Quand on a indiqué grossièrement la matière du projet didactique, on ne dit mot, généralement, de la façon dont ce projet prendra forme concrète. Tout se passe, de fait, comme si l’on ne pouvait parler du second « quelques chose » – l’interaction didactique, les « gestes » didactiques à accomplir – qu’à la condition d’en expulser les contenus de savoir. Ce faisant, on réduit les pratiques didactiques (et leurs principes organisateurs), ainsi évidées des contenus qu’elles visaient, à une structure abstraite, le « pédagogique ». À la place de la didactique, le refoulement des contenus de savoir installe ainsi la pédagogie, qui ne saurait évidemment rendre compte de la vie du didactique au sein de la société. C’est cela notamment que l’on tentera de toucher du doigt à travers l’examen de quelques documents. 2 1. Le refoulement du didactique Documents 1 a) Source : Thomas Platter, Ma vie, traduction d’Édouard Fick, préface de P.O. Walzer. L’Âge d’Homme, Lausanne, 1982. b) Sur la 4e de couverture de l’édition utilisée, l’éditeur présente ainsi l’auteur et le héros de l’ouvrage, Thomas Platter (1499-1582). THOMAS PLATTER (1499-1582) commença par garder des chèvres dans son village du Haut-Valais. Touché par la grâce humaniste, il suivit une troupe d’étudiants nomades, se faisant, pour subsister, le serviteur des plus riches. À Zurich il eut la chance de tomber sur un magister qui le retient à son service et lui permit d’acquérir une formation linguistique et théologique. De Zurich il passe à Bâle – et dans d’autres villes – et fut successivement ou en même temps régent, ouvrier cordier, maître imprimeur, professeur de grec ou d’hébreu, enfin, durant trente-sept ans, recteur de l’École de la Cathédrale. Quand il meurt, entouré de la considération générale, son fils Félix est professeur de médecine à l’Université. c) Dans le long extrait suivant, on perçoit bien le pédagogique, et encore ce que nous nommerons le scolaire. Mais si, de fait, le didactique y est omniprésent, le récit qui nous est fait le laisse apercevoir plutôt qu’il n’en détaille la structure et le contenu. Je continuais de vivre à Zurich dans la pauvreté, lorsque enfin maître Heinrich Werdmuller me prit pour être le pædagogus de ses deux fils et pourvut à mon pain quotidien. De ces deux jeunes gens, Otto Werdmuller devint magister artium de Wittemberg et servit l’Église de Zurich ; l’autre est tombé à Kappel. J’étais désormais hors des peines et des soucis, mais je me fatiguais trop à étudier : latina, græca et hæbraïca lingua, je voulus tout apprendre à la fois ; je passais les nuits sans presque fermer l’œil, luttant péniblement contre le sommeil et me mettant dans la bouche de l’eau froide, des raves crues, du gravier, de façon à avoir les dents agacées dès que je commençais à dormir. Mon cher père Myconius me faisait des représentations à ce sujet et ne me grondait pas lorsque le sommeil me surprenait au beau milieu d’une leçon. Dans les premiers temps, Myconius faisait consister tout son enseignement dans une frequens exercitatio in lingua latina ; il s’occupait rarement du grec, langue fort peu connue alors. Voyant donc qu’on ne m’enseignerait jamais à l’école la grammatica latina, græca ou hæbraïca, j’entrepris de donner à d’autres des leçons sur tout cela, afin de l’apprendre moi-même. Je lisais tout seul Lucianus et Homerus dont il existait des traductions. Puis Myconius me prit dans sa maison où je trouvai d’autres commensaux (parmi eux défunt Doctor Gesnerus) avec lesquels j’étudiai le Donatus et les declinationes. Ces exercices me profitèrent considérablement. Myconius avait alors pour sous-maître le très docte messire Theodorus Bibliander, homme d’une science inouïe dans toutes les langues et surtout dans l’hæbraïca lingua. Il était l’auteur d’une grammaire hébraïque ; comme il mangeait avec nous à la table de Myconius, je le priai de m’apprendre à lire l’hébreu ; il y consentit et je parvins à connaître soit les caractères imprimés, soit l’écriture. Chaque matin je me levais pour allumer le feu dans le cabinet de Myconius ; je m’asseyais devant le poêle et me mettais à copier la grammaire, pendant que dormait le maître, qui ne s’aperçut jamais de rien. Cette année-là, Damian Irmi, de Bâle, informa Pellicanus, qui était à Zurich, qu’il partait pour Venise ; il ajoutait que, si quelques pauvres compagnons désiraient avoir une Bible hébraïque, il se chargerait volontiers d’en acheter là-bas un certain nombre d’exemplaires, qu’il céderait ensuite au plus bas prix. Doctor Pellicanus lui manda d’en rapporter douze. Quand ces livres furent arrivés, on m’en offrit un pour une couronne. Je possédais depuis peu une couronne, reliquat de l’héritage paternel ; je la donnai en échange de la Bible, que je me mis à traduire. Un beau jour arriva messire Conrad Pur, prédicant à Mettmenstetten, dans le territoire de Zurich. En me voyant lire cette Bible hébraïque, il me demanda : « Serais-tu un hæbræus ? En ce cas, tu vas m’enseigner l’hébreu. » – « Je ne saurais », répondis-je. Mais il ne me laissa ni trêve ni repos jusqu’à ce que je lui eusse promis de le faire. Je me dis : « Tu demeures chez Myconius, qui sera peut-être fâché. » Et je partis pour Mettmenstetten où nous entreprîmes la grammaire du Doctor Munsterus ; nous traduisîmes aussi, et ce me fut un excellent exercice. Je séjournai 27 semaines en cet endroit, la chère y étant bonne. Je passai ensuite 10 semaines 3 à Hedingen chez messire Hans Waber, également prédicant. Puis je me rendis à Rifferswil, chez un troisième pasteur qui, à quatre-vingts ans bien sonnés, voulut commencer l’hébreu. Enfin je revins à Zurich. Les prédicateurs répétaient fréquemment dans la chaire : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » ; s’efforçant de démontrer combien le travail manuel est béni de Dieu, et trouvant mauvais qu’on fît de tous les studiosi des ecclésiastiques. Maître Ulrich lui-même disait qu’il fallait contraindre les jeunes gens au travail, pour prévenir le trop grand nombre des gens d’Église. Aussi beaucoup renonçaient-ils aux études. Notes 1 a) L’autobiographie de Thomas Platter a fait l’objet d’une étude approfondie par l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie (Le siècle des Platter, 1499-1628, Tome I, Le mendiant et le professeur, Arthème Fayard, Paris, 1995). On s’y reportera si l’on souhaite abaisser fortement le niveau de gris des boîtes noires que les commentaires ci-après laisseront subsister dans le texte examiné. b) Une caractéristique frappante de ce texte est que, comme il en va dans la vie de chacun, les différents registres de la vie de l’auteur y sont entremêlés. Platter doit survivre : il trouve enfin un travail dans le domaine « intellectuel » qu’il veut faire sien, en devenant le pédagogue de deux garçons, c’est-à-dire sans doute leur précepteur – et non véritablement leur pédagogue au sens antique du terme. L’un des deux garçons mourra à la bataille de Kappel (voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Kappel), mais l’autre deviendra magister artium, maîtres ès arts.  Sur ce rôle de pédagogue qu’endosse ainsi l’auteur, les lignes suivantes, extraites de l’article Éducation dans l’Antiquité de l’encyclopédie Wikipedia, apportent un premier éclairage (http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89ducation_dans_l'Antiquit%C3%A9). Les enfants de uploads/Litterature/ didactique-fondamentale-2-2.pdf

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