Haroldo de Campos De la raison anthropophage et autres textes Traduction du por

Haroldo de Campos De la raison anthropophage et autres textes Traduction du portugais (Brésil) et préface d’Inês Oseki-Dépré NOUS MMXVIII 7 Préface D’après Jacques Roubaud, le plus grand cadeau qu’il a reçu d’Ezra Pound a été l’accès à Noigandres et, par la suite, aux poètes concrétistes brésiliens, en particulier Haroldo de Campos. Ce dernier (1929-2003), cofondateur du groupe Noigandres (« la fleur qui éloigne l’ennui »), avec Augusto de Campos et Décio Pignatari, à l’origine du mouvement concrétiste de 1952, mais surtout poète, traducteur, essayiste, a su, mieux que quiconque, interpréter l’épo- que aussi bien sur les questions artistiques que sur les questions culturelles et sociales, ce qui rend indissociables chez lui la critique et la théorie littéraires. Car ses travaux, nourris à la fois d’érudition et d’inventivité, prennent source dans sa pratique de poète et de traducteur, et en sont inséparables. Son premier recueil poétique, Auto do Possesso : Poemas, a été publié en 1950, suivi de Servidão de Passagem, publié en 1962 ; trois ans après, avec Augusto de Campos et Décio Pignatari, il publie Teoria da Poesia Concreta, qui rassemble des textes et des manifestes concrétistes allant de 1950 à 1960. Sa production poétique, qui dans son esprit inclut la traduction, l’occupe autant que son rôle de 8 critique littéraire, en particulier s’agissant d’auteurs méconnus du public ou marginalisés par la critique officielle. En même temps, il s’agit de théoriser la pratique concrétiste au moyen de commen- taires, manifestes, voire de poèmes ou de textes expérimentaux. Les objectifs de la poésie concrète, aussi bien pour Haroldo de Campos que pour ses compagnons, se révèlent former un programme que le poète suivra tout au long de sa vie : rattacher le présent à la tradition, « digérer le legs culturel » (Oswald de Andrade) national et international, et cela non seulement dans la littérature mais aussi dans la musique et les arts plastiques et visuels. L’art est vivant et in progress. Comment ? En partant du principe que l’art est vie mise en forme, tel que Pound, Joyce ou Mallarmé le préconisent. Leur devise pourrait être : « poésie concrète : tension de mots- choses dans l’espace-temps ». Illustrant le propos de Jakobson, pour qui « le poète est celui qui configure la matérialité du langage », le groupe Noigandres insiste sur le principe selon lequel « la poésie concrète », d’Homère à Dante, de Goethe à Pessoa, représente la limite de la poésie, caractérisée par une combinaison complète de tous ses composants. Pendant presque un demi-siècle, tout en exerçant son métier de juriste, puis de professeur universitaire, Haroldo de Campos poursuit infatigablement sa tâche multiple, au moyen d’articles de journaux, de conférences, de colloques nationaux ou interna- tionaux mais surtout de poèmes, de transcréations poétiques et d’essais critiques. Durant cette période, tout en continuant à publier des livres de poésie (Xadrez de estrelas, 1949-1974, et Signantia : Quasi 9 Cœlum, 1979), il poursuit la rédaction de son « journal de bord », les Galaxies, pierre de touche de la production poétique brésilienne contemporaine, écrit durant vingt années et publié en 1983. Poème dialogique, multilingue, les Galaxies 1 ne sont pas sans rappeler, sous forme poétique, l’ Aleph de Borges, avec en plus l’insertion de flashs contemporains (Guevara, Marylin Monroe), des références littéraires (Homère, Dante, Pound) musicales et artistiques (les formants de Boulez, les tableaux de Volpi). Héritier du modernisme d’Oswald de Andrade et du mot d’ordre « anthropophagique » conçu comme dévoration du legs culturel de l’humanité, Haroldo de Campos ne pouvait ne pas rendre hommage à l’un des chefs de file du mouvement de 1922, avec une œuvre sur son prédécesseur et une belle préface au recueil des poèmes oswaldiens 2. Ce mot d’ordre va lui permettre par ailleurs d’élaborer une théorie de la traduction créative allant de l’anthro- pophagie à la « translucifération 3 », opération par laquelle, selon Walter Benjamin, le traducteur n’étant plus contraint à reproduire « le contenu inessentiel » du message, en vient à oblitérer l’original et à faire de la traduction « l’original de la traduction 4 ». De Metalinguagem, publié en 1967, nous avons retenu dans le présent volume deux essais fondamentaux, en rapport avec, d’un côté, la traduction et, de l’autre, l’évaluation de la raison anthro- pophage dans le cadre des littératures dites « périphériques » par la critique littéraire sociologique. Il s’agit de « De la traduction comme création et comme critique » et « De la raison anthropophage : dialogue et différence dans la culture brésilienne ». Pour Haroldo de Campos, la création, la traduction littéraire et la critique sont des activités intrinsèquement liées. En dialogue avec d’autres écrivains 10 et intellectuels, il essaye de réfléchir sur la place de la littérature des pays dits « pauvres » ou « en voie de développement » (comme était désigné le Brésil à l’époque), et arrive à des conclusions percu- tantes sur le rôle et l’influence de la littérature hispano-américaine dans la littérature mondiale, comme en témoigne la littérature du « boom » latino-américain avec son cortège d’auteurs, tous exceptionnels, tous novateurs (García Márquez, Julio Cortázar, Alejandro Carpentier, Juan Rulfo, Vargas Llosa et tant d’autres). Le poète n’oublie jamais d’articuler la production artistique mondiale avec la production brésilienne, tissant des liens, montrant les influences réciproques entre littérature européenne, orientale et brésilienne. Il s’intéresse aux grands poètes nationaux comme Carlos Drummond de Andrade, Murilo Mendes, João Cabral de Melo Neto, Oswald de Andrade, Manuel Bandeira, Paulo Leminski, mais il est aussi question dans ses essais de Guimarães Rosa, José de Alencar et Clarice Lispector 5, grands prosateurs brésiliens. Dans tous les cas, ce qui est retenu, analysé, c’est le caractère novateur de leurs œuvres, l’attention portée à la langue, aux aspects matériels du texte. À l’instar de Pound, Haroldo de Campos construit son paideuma, paradigme littéraire dont les caractéris- tiques le rapprochent à la fois de ce qui appartient à la tradition et à la modernité. Ce qui est mis en avant, ce n’est pas forcément ce qui fait la réputation de ces auteurs : ainsi, ce n’est pas le lyrisme de Drummond qui est repéré mais le rapport entre son œuvre Lição de Coisas (Leçon de Choses) et le Parti pris pongien. Tout cela sans jamais oublier la traduction littéraire dont il est, à côté de Augusto de Campos et de Décio Pignatari, l’un des 11 représentants les plus géniaux du pays. Poète et critique, il a été l’un des plus grands traducteurs brésiliens et l’on peut compter dans sa production de traducteur des textes d’Ezra Pound, de James Joyce, de Maïakovski, des troubadours provençaux, de Mallarmé, de Dante, d’Octavio Paz, de la Bible, de Zeami (théoricien du Nô au XIV e siècle), d’Homère (L’Iliade), d’Ungaretti, etc. : autant d’auteurs qui font partie de son paideuma poétique et auxquels il applique sa méthode « transcréatrice ». Dans le présent volume, on pourra d’autant plus apprécier la rigueur de sa méthode transcréatrice que pour Haroldo de Campos la traduction littéraire constitue non seulement un versant fonda- mental de l’activité poétique mais aussi une méthode de lecture. Dans « La traduction comme création et comme critique » ainsi que dans « Translucifération », le poète explicite la manière dont l’intraduisibilité de la poésie (Roman Jakobson) ouvre la voie à la recréation poétique. Il en donne de très amples développements dans son travail sur Goethe de 1981. Nous en proposons un frag- ment significatif dans le chapitre « Translucifération ». Haroldo de Campos évoque Ezra Pound ou Odorico Mendes, dont les traductions d’Homère ont été décriées, mais qui ont appliqué à leurs traductions une méthode critique consistant à analyser la machine de la création, la démontant et la remontant dans une transposition originale. C’est en ce sens que le traducteur est un fin critique, le meilleur lecteur de poésie 6. En 1969, un nouveau recueil critique est publié sous le titre A Arte no Horizonte do Provável e Outros Ensaios, regroupant cette fois des auteurs étrangers : Kurt Schwitters, peintre et poète ; Bashô et Buson, poètes japonais du XVIII e siècle, Ungaretti, Pindare. 12 Il y ajoute deux essais sur la traduction littéraire, l’un consacré à Hölderlin 7, dont la traduction très novatrice de l’ Antigone de Sophocle a été totalement incomprise de ses contemporains. La cinquième partie de ce recueil porte sur la définition de la poésie d’avant-garde, et la fonction poétique, chez Arno Holz, Kurt Schwitters, Sousândrade et Oswald de Andrade. Haroldo de Campos y définit la synchronie comme ce qui permet de mettre côte à côte des auteurs appartenant à des époques différentes mais proches dans leur visée poétique. Il s’agit de valoriser la synchronie, souvent marginalisée par rapport aux approches diachroniques. En 1976, Haroldo de Campos publie A Operação do Texto, consacré à des auteurs aussi divers que Poe, Maïakovski, Hölderlin ou Zeami, analysés du point de vue des différentes fonctions du « texte ». À cette époque, trois autres grandes questions retiennent son attention : le Baroque et l’écriture idéogrammatique (déjà l’objet d’un grand intérêt uploads/Litterature/ campos-delaraison.pdf

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