1 Thomas Clément MERCIER CEFRES/ Charles University, Prague — thomas.clement.me

1 Thomas Clément MERCIER CEFRES/ Charles University, Prague — thomas.clement.mercier@gmail.com Différence sexuelle, différence idéologique : Lectures à contretemps (Derrida lisant Marx et Althusser, dans les années 1970 et au-delà)1 pour Francesco Vitale Il est vrai que je serais aujourd’hui, ici, maintenant, moins insensible que jamais à l’appel du contretemps ou du contre-pied, comme au style d'une intempestivité plus manifeste et plus urgente que jamais. « Saluer Marx, c'est bien le moment ! » : déjà je l'entends dire. Ou bien : « Il était bien temps ! », « Pourquoi si tard ? » Je crois à la vertu politique du contretemps. Et si un contretemps n’a pas la chance, plus ou moins calculée, de venir juste à temps, alors l'inopportun d'une stratégie (politique ou autre) peut encore témoigner, justement, de la justice, porter témoignage, au moins, de la justice exigée dont nous disions plus haut qu'elle doit être désajustée, irréductible à la justesse et au droit.2 1. Avant les Spectres : Contretemps de l’archive Nous arrivons tard, trop tard — c’est la loi d’une justice qui ne se confondrait pas avec le droit (law, ou right) : la justice n’est jamais pile à l’heure, jamais right on time. Cette justice désajointée ou désajointante était la grande affaire de Spectres de Marx, publié par Jacques Derrida en 1993 — c’est-à-dire, on peut le pressentir, au moment le moins opportun, si ce n’est au pire moment. En 1993, il était bien tard pour « se rallier » à Marx, pour publier un livre à son sujet, et pour le lire, même. Et dans cette mise en scène, sur un théâtre public, Derrida n’hésite pas à se construire un personnage, celui d’un retardataire impénitent, un histrion intempestif. Spectres de Marx : publication tardive mettant publiquement en scène son propre retard. Car à 1 Une première version de cet essai fut présentée en juillet 2016 à Salerno, à l’occasion de la conférence « The Future of Deconstruction. On Derrida’s Archives », organisée par Francesco Vitale. Je tiens à le remercier pour son invitation, pour ses conseils et son amitié, et pour avoir rendu possibles toutes les discussions qui ont suivi — avec, notamment, Peggy Kamuf, Geoffrey Bennington, Raoul Frauenfelder, Ronald Mendoza-de Jesús, Mauro Senatore, Silvano Facioni et Igor Pelgreffi. Je souhaite aussi exprimer ma reconnaissance envers Samuel Solomon pour m’avoir aiguillé dans les premiers moments de cette recherche. Je remercie également Vittorio Morfino et Carolina Collazo pour leur confiance, ainsi que Vicente Montenegro et Élias Jabre qui ont bien voulu lire une version de cet essai avant publication. 2 Derrida, Jacques. Spectres de Marx. L’état de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale. Paris, Galilée, 1993, pp. 144-5. 2 lire ce que Derrida écrit, en 1993, de ce ralliement ou non-ralliement tardif, ni marxiste ni antimarxiste, on serait presque justifié de croire que Derrida n’a pas écrit sur Marx avant cette date. Rien — pas une ligne, pas une note. L’a-t-il même lu ? 3 Dans Spectres de Marx, les analyses que Derrida propose de Shakespeare ou de Marx résonnent parfois comme des justifications, ou des excuses polies : « Ce qui vient, où paraît l'intempestif, arrive au temps, mais cela n’arrive pas à temps. Contretemps. The time is out of joint.4 » « Pas à temps ». J’isole cette expression. Comment la comprendre ? Ce qu’un « pas » fait au temps, n’est-ce pas là la force d’une intervention, militante, enseignante, à contretemps mais contre le temps, c’est-à-dire à la fois tout près de lui, en lui, et contre son cours tranquillement linéaire : à son encontre ? Le contretemps est une attaque contre le temps à l’intérieur même du temps, une enclave de résistance, l’extériorité d’une dissidence interne à l’état présent — ce que Derrida appelle parfois un secret, ou une crypte, appelant un travail de lecture et de déchiffrement. Comme nous allons le voir, ce motif du secret est interne à l’archive, qui se trouve toujours déjà emportée dans une logique de la lecture, c’est-à-dire de la promesse. La promesse d’une lecture à venir embarque l’archive et la tient au secret. Dans l’une de ses dernières conférences, Derrida, parlant ici d’Hélène Cixous et de son archive, rappelait que ce lien au secret suppose une certaine littérarité de l’archive : la littérature comme puissance — active, affirmative, générative — du secret : Là se trouve, comme secret de la littérature, le pouvoir infini de garder indécidable et donc indécelable le secret de ce qu’elle dit, elle, la littérature, ou elle, Cixous, voire de ce qu’elle avoue et qui demeure secret alors même qu’en pleine lumière elle l’avoue, elle le dévoile ou dit le dévoiler. Le secret de la littérature, c’est donc le secret même. C’est le lieu secret où 3 Il s’agit, bien évidemment, d’une question rhétorique, et le présent article achèvera de détromper ceux qui croient encore que Derrida n’avait pas lu Marx avant les années 1990 — avant ce que certains ont cru bon de nommer son « tournant éthico-politique ». Cette notion de « tournant », dans certains milieux académiques, a contribué à conforter une représentation — qu’on pourrait dire, sans facilité, « idéologique » — du soi-disant apolitisme de la déconstruction, et de sa trajectoire publique ou éditoriale. Mais ceci apparaîtra clairement dans les pages qui suivent : il n’y a pas de « tournant ». Et si changement de scène il y a, la complexité dudit changement interdit d’utiliser un concept aussi simple et réductif que celui de « tournant ». Bien que Derrida n’ait pas publié d’étude suivie sur Marx avant 1993, et sans même vouloir prétendre rendre compte de l’implicite, on trouve néanmoins nombre de passages qui font explicitement référence au texte de Marx dans les publications pré-datant Spectres de Marx. Parmi les écrits se référant à Marx ou au discours marxiste avant 1993, les textes les plus facilement identifiables seraient sans doute : De la grammatologie. Paris, Minuit, 1967 ; « Hors livre, préfaces », dans La dissémination. Paris, Seuil, 1972 (qui comporte également des références rapides à Althusser, Lénine, et Mao) ; « Les fins de l’homme » et « La mythologie blanche. La métaphore dans le texte philosophique », dans Marges – de la philosophie. Paris, Minuit, 1972 ; et Glas. Paris, Galilée, 1974 (en particulier pp. 225- 231). Les références directes à Marx ou aux discours marxistes avant la parution des Spectres sont peut- être plus fréquentes dans les interviews, au premier chef desquelles : Positions. Entretiens avec Henri Ronse, Julia Kristeva, Jean-Louis Houdebine, Guy Scarpetta. Paris, Minuit, 1972 ; Points de suspension. Entretiens. Paris, Galilée, 1992 (et plus particulièrement, « Ja, ou le faux-bond ») ; et « Politics and Friendship : An Interview with Jacques Derrida ». E. Ann Kaplan et Michael Sprinker (ed.). The Althusserian Legacy. Londres et New York, Verso, 1993 — un entretien qui s’est tenu en avril 1989. 4 Spectres de Marx, op. cit., p. 129. 3 elle s’institue comme la possibilité même du secret, le lieu où elle commence, la littérature comme telle, le lieu de sa genèse ou de sa généalogie propre.5 Si l’archive suppose un lien structurel au secret, cela signifie que la lecture archivale, même la plus rigoureuse, même la plus féconde, ne pourra en finir avec son secret. Le secret reste, et avec lui l’indécidabilité : « Autant de certitudes ou d’apories pour quiconque prétend mettre de l’ordre dans le dedans d’une bibliothèque, entre la bibliothèque et son dehors, le livre et le non-livre, la littérature et ses autres, l’archivable et l’inarchivable.6 » La lecture de l’archive doit faire avec « la violence archivale7 » de son institution, c’est-à-dire tous les paramètres biographiques, épistémiques, politiques ou socio-économiques, tous plus ou moins arbitraires, qui auront présidé à sa création, son institutionnalisation, sa conservation et sa préservation : la lecture ne peut se situer que dans l’archive, contre elle, quitte à en faire sortir quelque chose de neuf, voire de révolutionnaire. Nous nous tenons au bord de l’archive, finis, et nous devons faire avec. La violence de l’archive, arkhe, c’est un certain commandement, et un certain commencement. C’est cette piste que je suivrai ici, en m’intéressant aux lectures marxistes de Derrida telles qu’elles apparaissent dans les notes et séminaires de la première moitié des années 19708. Ici, l’événement, c’est que le coup de théâtre avait déjà eu lieu dans les coulisses, sur une autre scène — celle du séminaire. Car contrairement à ce qu’on pourrait croire, les lectures que Derrida consacre à Marx et aux auteurs d’inspiration marxiste sont en fait très fréquentes, souvent longues et denses, variées et pour la plupart très détaillées. On y trouve des analyses conceptuelles très élaborées, des commentaires approfondis de textes, et nombre de prises de position, parfois polémiques, sur des questions d’ordre théorico-politique ou institutionnel. Mais tous ces développements n’ont que très rarement fait l’objet de publications9. Aujourd’hui je 5 Derrida, Jacques. Genèses, généalogies, genres et le génie. Les secrets de l’archive. Paris, Galilée, 2003, p. 27. 6 Id. 7 Derrida, uploads/Litterature/ mercier-diffe-rence-sexuelle-diffe-rence-ide-ologique.pdf

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