Capitale de la douleur, capitale des titres Jamais une erreur les mots ne mente
Capitale de la douleur, capitale des titres Jamais une erreur les mots ne mentent pas1 Résumé Si à première lecture les titres de Capitale de la douleur paraissent totalement hétérogènes, une confrontation du titre général avec les autres titres du recueil révèle, en fait, via le concept de degré, une forte cohésion interne. En n’intégrant rien de moins que la guerre, la France, la société, la bourgeoisie, la vie, Gala, l’amour, l’écriture, la poésie, etc., le titre Capitale de la douleur aspire les lecteurs vers les sommets du haut degré. Pour des raisons historiques, biographiques, esthétiques et idéologiques, les autres titres, eux, les entraînent du côté du bas degré. Cet écartèlement, plus complexe qu’il n’y paraît puisqu’en fait c’est chacun des titres en particulier et tous les titres ensemble qui sont parcourus par cette tension, ne saurait s’expliquer seulement par le hasard, par les sautes d’humeur du poète ou par le dilemme unanimisme/dadaïsme qui le déchire. On a dans ce collage poétique à la Max Ernst une matérialisation stylistique de la vision du monde phénoménologique, moniste, matérialiste et dialectique d’Eluard, matérialisation qui en libérant le langage, en le ramenant à son essence première, « donne à voir » le point d’or d’André Breton, « donne à voir » que, puisque quintessencielles du cycle de la vie, « amours » et « douleurs » sont… capitales. Abstract If the poem titles in Capitale de la Douleur appear completely heterogeneous at first sight, comparison of the collection’s title with the other titles it contains in fact reveals close internal cohesion via the concept of the degree of intensity. Covering no less than war, France, society, the bourgeoisie, life, Gala, love, writing, poetry, etc, the title Capitale de la Douleur draws the reader to the heights of high intensity. For historical, biographical, aesthetic and ideological reasons, the other titles take the reader towards low intensity. This spread, which is more complex than it appears because in fact each title individually and all the titles collectively are shot through with this tension, cannot be explained by chance alone, by the changing moods of the poet or by the Unanimism/Dadaism dilemma tormenting him. In this poetic collage à la Max Ernst we have a stylistic materialization of Eluard’s phenomenological, monistic, materialistic and dialectic world view, a materialization which by liberating language and bringing it back to its primary essence, “shows” André Breton’s “certain point”, “shows” that because they are quintessential to the cycle of life, “loves” and “pains” are… capital. Capitale de la douleur, « Répétitions », « Max Ernst », « Suite », « Manie », « L’invention »… A première lecture, « diversité » et « hétérogénéité » semblent les deux mots les plus adéquats pour caractériser les titres de Capitale de la douleur. Non seulement sensation et action, concret et abstrait, termes référentiels et autonymiques, périphrase métaphorique et degré zéro de la figuralité, nom commun et nom propre, groupe nominal avec complément du nom et substantifs sans déterminant, paraissent juxtaposés artificiellement mais l’écart entre « Capitale » et « Manie » ou entre « Douleur » et « Manie » est tel que l’on en arrive à se demander si des appellations comme « Suite » et, un peu plus loin dans le recueil, « A côté » ne sont pas réitérées justement dans le but de signaler que les titres de Capitale de la douleur n’ont a priori aucun lien entre eux. Pour arranger le tout, la plupart des lexies utilisées étant polysémiques, le champ des possibles s’en trouve démultiplié et avec lui l’écartèlement entre les différents titres. Pire, certains d’entre eux, comme par exemple « Répétitions » et « L’invention », paraissent totalement antinomiques. Doit-on en déduire que le poète s’est contenté de collecter et de juxtaposer les uns aux autres ses derniers poèmes, que le recueil est une sorte de baromètre de ses humeurs, en un mot, que l’ensemble de l’oeuvre est une illustration d’un des titres qui suivent : « Au hasard » ? Mais alors comment expliquer que Capitale de la douleur contient une section intitulée « Répétition » contenant elle-même un poème ayant pour titre « Max Ernst » ? « Hiérarchisation » n’induit-il pas « Organisation » ? Comment aussi rendre compatible cette apparence de désordre avec le fait qu’Eluard refuse de ne pas retoucher le chaos engendré par 1 Paul Eluard, L’amour la poésie, Œuvres complètes I, « La Pléiade », Gallimard, 1968, p. 232. 1 l’écriture automatique et, malgré la pression d’André Breton, ne se résigne pas à mettre sur le même plan rêve et poésie2 ? Ne devrait-on pas déduire de ces observations que le titre « Cachée » ou que la première ligne du poème qui justement suit « Au hasard » sont programmatiques et donc que les titres de Capitale de la douleur obéissent, en structure profonde, à « L’absolue nécessité » ? Pour trancher, caractérisons d’abord au plus près le titre du recueil puis confrontons-le aux autres titres d’Eluard et enfin essayons de voir s’il y a compatibilité et ce que cette compatibilité induit et révèle. UN TITRE MAJUSCULE Lorsqu’elles évoquent le concept de degré d’intensité, les grammaires contemporaines, tout en prenant la précaution de rappeler que l’on a affaire à un continuum, distinguent toutes trois niveaux : bas degré, moyen degré, haut degré ; intensité faible, intensité moyenne, intensité élevée3. Quelques-unes, comme par exemple celle de Delphine Denis, Anne Sancier-Chateau et Mireille Huchon, rajoutent : « C’est dans l’expression du haut degré que la langue dispose de la plus grande variété de moyens, dont certains ressortissent à l’étude stylistique4. » Le titre choisi par Eluard pour son recueil de 1926, Capitale de la douleur, leur donne raison. Génétique, intertextualité, lexique et syntaxe tirent tous en effet la signification dans la même direction : dire l’indicible, décrire l’insupportable, exprimer le haut degré du haut degré. L’art de ne pas être un titre haut degré On a certainement là une des raisons, si ce n’est la raison, de l’élimination du premier titre envisagé par Eluard, L’Art d’être malheureux, titre qui, rappelons-le, figurait sur le contrat signé avec Gallimard mais fut corrigé par Eluard au moment de la relecture des épreuves. « Titre en mineur », « titre qui ferait du malheur non pas une donnée fondamentale de la condition humaine, mais l’idiosyncrasie d’un individu tourmenté, grattant complaisamment ses plaies comme Job5 » commente Jean-Charles Gateau. Effectivement, intertextuellement parlant, l’expression « l’art de » ramène à moult locutions figées ou titres éculés et stéréotypés dont d’ailleurs certains sont évoqués dans le poème « L’invention » : « l’art de la table », « l’art de voir », « l’art d’être heureux », « l’art poétique », « l’art d’aimer », « l’art de vivre », « l’art de bien mourir ». Le titre originel s’en trouve banalisé et le malheur minimisé. Un autre intertexte jaillissant immanquablement à l’esprit de tous les lecteurs cultivés et lui aussi évoqué dans « L’invention » contribue au même effet : « L’art d’être grand-père » de Victor Hugo, titre qui par son sujet sentimentalo-bien pensant est à mille lieues des préoccupations des amis de Tzara, et qui, surtout, conduit à un optimisme qui ne peut qu’entacher de son ombre la douleur revendiquée. Comment aussi avec un tel titre ne pas songer aux poètes romantiques cultivant leur souffrance dans le but de se créer un éthos ? Intituler un recueil L’Art d’être malheureux, c’est revenir cent ans en arrière et surtout laisser entendre que la douleur ressentie est, au moins en partie, jouée, maîtrisée, calculée, donc pas totalement viscérale, donc en deçà du haut degré. L’analyse lexicale conduit aux mêmes conclusions. Les premières acceptions de la lexie « art » (« moyen », « méthode », « science », « savoir ») présupposent toutes un contrôle, une mainmise consciente voire une certaine intellectualisation du sujet agissant. Celui-ci est indéniablement maître de la situation. Rapprocher le mot « art » de son antonyme « nature », amène de même à une minimisation de la douleur : cette dernière devient alors l’équivalent d’un artifice. Cette signification semble d’autant plus légitime que la dimension antithétique du titre fait de celui-ci un paradoxe, figure prototypique des salons et des beaux esprits, figure prototypique du monde du paraître et de la superficialité. Si, enfin, l’on retient les sèmes afférents que sont l’habileté, la minutie, la délicatesse, la virtuosité et que l’on se focalise sur la valeur du « beau », historiquement indissociable de ce substantif, le mot se met alors à confiner avec le mélioratif. La douleur est 2 « Eluard ressentira toujours l’abandon au flux de l’inconscient comme une amputation de la part consciente du poète, une plongée narcissique loin des sens et de la vie présente, une menace contre l’échange. S’il ne nie pas ses ressources heuristiques pour aller à la pêche aux images, il doute qu’il exprime l’être véritable, puisque à ses yeux celui-ci n’existe qu’en rapport actuel avec le monde », Jean-Charles Gateau, Paul Eluard ou Le uploads/Litterature/ capitale-de-la-douleur-capitale-des-titres.pdf
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- Publié le Sep 22, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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