Carlos Castaneda chez les anthropologues. De la fécondité des supercheries Trai

Carlos Castaneda chez les anthropologues. De la fécondité des supercheries Traimond, Bernard, 2019. « Carlos Castaneda chez les anthropologues. De la fécondité des supercheries », in Bérose - Encyclopédie internationale des histoires de l'anthropologie, Paris. « Quand Carlos Castaneda raconte “des trucs” – me disait en français en 1995, une de ses amies américaines –, on ne sait si c’est vrai ou non. » Rien dans sa vie comme dans son œuvre n’échappe à ces ambiguïtés. Pensons que sa nécrologie publiée dans l’Anthropology Newsletter de l’American Anthropological Association du 6 septembre 1998 le faisait naître le jour de Noël 1925 à São Paulo (Brésil) ou à Cajamarca (Pérou). Christophe Bourseiller avance quant à lui la date du 25 décembre 1926 dans cette dernière ville (2005 : 26). Nul ne saurait lever ces incertitudes même si nous disposons d’une abondante littérature : outre ses propres ouvrages, on compte aussi ceux de ses disciples, des « dévots », tout comme ceux de ses critiques. Toute cette activité éditoriale est à prendre en considération pour expliquer le contexte de ses succès. En outre, aux sources écrites s’ajoutent des informations orales, des témoignages pouvant compléter ou contredire l’analyse des textes [1]. Castaneda apparaît en effet comme une figure singulière dans l’anthropologie par ses succès éditoriaux – ses livres ont été traduits dans 17 langues (est-il écrit) et vendus à des milliers d’exemplaires – qui occultent d’autres aspects. S’il a eu d’ardents défenseurs, il a eu aussi de terribles ennemis dont Richard De Mille (1922-2009), neveu du célèbre cinéaste et adepte de l’église de scientologie, qui fut certainement le plus offensif. Faute d’informations totalement fiables, j’insisterai essentiellement ici sur le contexte de la production de ses travaux et tenterai de comprendre les logiques et les effets de ces dynamiques contradictoires qui ont agité l’anthropologie à la fin du XXe siècle, et pas seulement sur ses marges. Qui pourrait dire qu’elles ont cessé de troubler la discipline ? L’époque psychédélique, 1960-1970 L’œuvre de Castaneda ne peut se comprendre que dans le contexte historique de la mode de la consommation de champignons hallucinogènes des années 1969 et 1970 dans les pays occidentaux. Parmi ceux qui affirmaient son originalité et son intérêt, un Français, Robert Heim (1900-1979), directeur du Museum d’histoire naturelle de Paris, membre de l’Académie des Sciences, allait lui aussi y chercher des champignons hallucinogènes (Heim, Wasson 1958). Également, sans surprise après les difficultés qu’il avait rencontrées aux États-Unis, un des leaders « psychédéliques » de cette époque, Timothy Leary (1920-1996) s’installe à Zihuatanejo, à l’époque gros village de la côte pacifique en face de la Californie mexicaine (disposant d’un aéroport). Que viennent-ils chercher au Mexique outre la mer, un faible coût de la vie, et pour certains, la nécessité d’échapper aux poursuites policières ? En premier lieu, s’est mis en place à cette époque, pour la première fois semble-t-il, ce qu’on appellera le « tourisme médical » – aujourd’hui toujours aussi actif comme le montrent les formes qu’en ont étudiées récemment Jean-Loup Amselle (2013) ou Nadège Chaboz (2016) qui nous indiquent que les lieux se sont déplacés dans l’Amazonie péruvienne autour d’une plante hallucinogène, l’ayahuasca, ou au Gabon avec l’iboga. Dans les années 1960, ce courant touristique et thérapeutique se focalisait dans la région d’Oaxaca au Mexique autour d’une guérisseuse dont les mémoires ont été publiées et même traduites en français, Maria Sabina (Sabina 1994). Gordon R. Wasson, un banquier américain amateur de champignons, l’avait « découverte » en 1955. En second lieu, apparaît un intérêt croissant pour les champignons hallucinogènes comme le révèle l’article de Lévi-Strauss publié dans L’Homme en 1970 et repris dans Anthropologie structurale II en 1973 : « Les champignons dans la culture », compte rendu d’un ouvrage de Wasson, personnage clef des pérégrinations en question. S’est ainsi instaurée une espèce d’« ethnomycologie » qui pouvait s’inscrire dans de larges espaces mais aussi dans de curieux domaines. Les champignons devenaient un objet d’étude anthropologique bien loin des « lactères délicieux » que Lévi- Strauss devait être le seul à cueillir dans les Landes à l’automne 1932 alors que les gens du cru ne ramassaient que des cèpes – ou à la rigueur, selon les zones, des girolles (moserilhas en occitan) ou des tricholomes équestres (boriu ou bidau, également en occitan), ainsi qu’il l’a raconté à Sylvie Licard (2008). Maria Sabina le dit elle-même : « Avant Wasson, personne ne prenait de champignons pour trouver Dieu. On les avait toujours pris pour soigner des malades » (Sabina 1994 : 83). Ainsi, un vaste mouvement prenait prétexte d’une pharmacopée dite « traditionnelle » pour la plier aux désirs occidentaux du moment. Dès 1954, après et avant beaucoup d’autres, le livre Les portes de la perception (The Doors of Perception) d’Aldous Huxley (1894-1963) relatait des expériences d’ingestion de différents produits utilisés par des Amérindiens. Il y décrit les transformations de ses propres perceptions après la prise de substances hallucinogènes, comme celles qu’utilisent des habitants de ces lieux. Lui-même les considérait comme le moyen d’accéder à de nouvelles expériences et surtout à « d’autres mondes ». C’est alors qu’apparaît justement la mode des drogues exotiques. Non qu’elles fussent inconnues antérieurement (opium, cocaïne...), mais elles se popularisaient en particulier avec l’usage du cannabis et l’apparition, avant bien d’autres, d’un produit synthétique, le LSD. Dans un article joint aux mémoires de Maria Sabina, Wasson nous dit que « deux psychologues, Timothy Leary et Richard Alpert, ont pris le champignon et ont connu l’expérience dans toute son ampleur » (Sabina 1994 : VII). Ces deux chercheurs de l’université Harvard furent les promoteurs du LSD dont ils voulaient faire une thérapie sociale et un instrument de « libération intérieure ». En 1965, en France, ces objectifs furent présentés sous un jour favorable dans une revue aujourd’hui disparue, Planète (dont le directeur était Louis Pauwels avant qu’il devienne celui du Figaro Magazine) par Jacques Mousseau qui dirigera la diffusion de la chaîne de télévision française TF1. Marque de l’époque, il présentait positivement l’usage de certaines drogues (Mousseau 1965). Ce mouvement s’inscrivait dans le courant psychédélique en pleine expansion dans le monde anglo-saxon, relayé par divers vecteurs dont des chanteurs comme les Beatles avec leur album Sergent Pepper’s Lonely Hearts Club Band (Bigot 1996). Il était né à l’université Harvard où des psychologues, dont Leary, préconisaient la consommation de LSD. Exclus de l’université en 1963, ils lancent l’IFIF (International Federation for Internal Freedom) installée durant les étés 1962 et 1963 au Mexique, à Zihuatanejo, avant leur expulsion du pays. Plus généralement ces expressions s’inscrivaient dans la tendance de fond qu’on a appelé la « contre-culture », aux multiples facettes, littéraires avec les écrivains de la « beat generation », politiques avec les mouvements contre la guerre du Vietnam ou les Blacks Panthers, artistiques avec les productions « underground », musicales avec la musique psychédélique... L’air du temps apporte son lot d’innovations dans les domaines les plus divers, y compris en anthropologie. L’irruption Castaneda C’est dans ce contexte auquel Castaneda lui-même ne pouvait échapper – selon Leary, Castaneda avait tenté de le rencontrer à Zihuatanejo au printemps 1963 – qu’il arrive aux États-Unis en 1951. Il poursuit des études d’anthropologie à l’université de Californie à Los Angeles, en particulier auprès d’Harold Garfinkel dont il suit les séminaires. L’inventeur de l’ethnométhodologie s’inscrivait dans la tradition phénoménologique par le truchement d’Alfred Schütz, voire de la lecture de Sartre, et notamment de L’Être et le Néant traduit en 1956. Il s’intéressait en particulier aux façons dont les individus verbalisaient leurs pratiques. D’ailleurs, dans A Separate Reality : Further Conversation with don Juan (Voir), Castaneda dit suivre « une méthode phénoménologique » (Castaneda 1973 : 22). Ce dernier propose alors un manuscrit, A Yaqui Way of Knowledge (L’herbe du diable et la petite fumée) à la prestigieuse University of California Press qui, comme l’a raconté son directeur de l’époque, August Frugé, a reçu un accord favorable du comité éditorial bien que le manuscrit fût « peu ordinaire » (Frugé 1993 : 148). Publier dans une telle maison assure en 1968 une évidente notoriété. La critique sera également favorable. Un compte rendu paraît dans la New York Review of Books du 5 juin 1969, alors au faîte de sa renommée, signé par Edmund Leach en personne. Selon ses habitudes, le maître de Cambridge joue sur l’ambiguïté en alternant éloge et dénonciation. En particulier, après l’avoir comparé avec une supercherie notoire que seuls les lecteurs informés pouvaient comprendre (« dans cette philosophie, quelle est la part de don Juan et celle de Castaneda dégurgitant le Livre des révélations ? »), il termine en affirmant que « le livre de Castaneda n’est certainement pas complètement une mystification, mais si cela avait été le cas, il aurait pu ne pas être très différent » (cité dans Noël 1989 : 41). Qu’importe, malgré ses ambiguïtés, ce compte rendu a participé au succès du livre en lui accordant une caution académique supplémentaire. Castaneda soutint sa thèse trois ans plus tard et, durant dix ans, jusqu’en 1978, tous ses livres reçurent un accueil uploads/Litterature/ carlos-castaneda-chez-les-anthropologues-de-la-fecondite-des-supercheries.pdf

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