PASSER AU GLOBAL : LE CAS D’ÉLIE CARTAN, 1922-1930. Renaud Chorlay RÉSUMÉ. – Ap

PASSER AU GLOBAL : LE CAS D’ÉLIE CARTAN, 1922-1930. Renaud Chorlay RÉSUMÉ. – Après avoir enrichi la notion de connexion entre 1922 et 1925, Élie Cartan jette entre 1925 et 1930 les bases de l’étude topologique et géométrique globale des groupes de Lie et variétés homogènes. Nous voulons montrer que ce passage aux questions globales s’accompagne d’une réorganisation complète, aux niveaux théorique, thématique et rhétorique, autour d’une polarité local – global jusque là absente des travaux de Cartan ; elle remplace, selon nous, une polarité infinitésimal – fini héritée du 19e siècle. Nous procédons par une lecture chronologique attentive aux modes d’écritures, en comparant systématiquement avec des auteurs tels Hermann Weyl ou Otto Schreier. Nous montrons en particulier combien, derrière l’apparente stabilité des termes, « voisinage », « variété » ou « groupe » prennent à partir de 1925 des sens radicalement différents. ABSTRACT. – After his work on connections and generalised spaces between 1922 and 1925, Élie Cartan began laying the foundation of the topological and geometric study of Lie groups and homogeneous spaces (1925-1930). We will endeavour to establish that the emergence of global questions is but part and parcel of a thorough restructuring around the epistemological polarity between local and global, a restructuring that occurs at three levels : a theoretical level, a thematic level and a rhetorical level. This new central polarity replaced a 19th century polarity between the infinitesimal and the finite. Our chronological exposition of Cartan’s work in the period between 1922 and 1930 will pay special attention to modes of writing, comparing with the works of Hermann Weyl and Otto Schreier. We shall see, in particular, that in spite of the stability of terms such as “neighbourhood”, “manifold” or “group”, the meaning of these words underwent a dramatic change after 1925. Mots-clés : Cartan (Élie), Weyl, Einstein, local, global, connexion, groupe de Lie, variété. Classification AMS : 01A22, 01A53, 01A58, 01A83. Pour un mathématicien formé après 1950, dans un cadre où les notions de variété, variété fibrée, groupe et algèbre de Lie possèdent des assises solides ; dans un cadre où la classification des outils, des problèmes et des énoncés selon une polarité local - global jouit d’une transparente familiarité, la lecture du travail d’Élie Cartan dans les années 1920 est, sans doute, la source d’un émerveillement légitime. Entre 1922 et 1925, ce dernier contribue au renouvellement de la géométrie différentielle locale, dans le sillage des travaux de Levi- Civita, Weyl et Schouten sur le cadre géométrique de la théorie de la relativité générale. À partir de 1925, il aborde les problèmes globaux relatifs à la topologie et la géométrie des groupes de Lie, des espaces homogènes, des espaces symétriques. Il offre une première synthèse de cette moisson de résultats globaux dans sa monographie de 1930 sur La théorie des groupes finis et continus et l’Analysis situs [Cartan 1930]. Nous souhaitons montrer que cette lecture d’un passé pourtant proche est anachronique sur un point fondamental, et masque par là même une question historique d’importance : cette lecture repose sur une organisation systématique des connaissances mathématiques selon un couple local – global qui n’est pas celle des travaux d’Élie Cartan jusqu’en 1925 ; une organisation systématique qu’Élie Cartan, par son travail de recherche et de pédagogie, contribue à faire émerger dans la période 1925-1930. L’organisation d’une partie de l’univers mathématique – à exposer ou à conquérir – autour du couple local – global ne consiste pas en la juxtaposition d’un grand nombre d’éléments dont la quantité et les points communs « manifestes » susciteraient « naturellement » une grille de lecture en terme de local et de global. Les éléments ne suscitent pas spontanément le cadre ni n’en relèvent par nature. Les textes porteurs d’une nouvelle grille n’enregistrent pas passivement : ils organisent activement – par la sélection des éléments, leur ordre, le type de démonstration choisi, le mode d’emploi des outils les plus techniques, les grands problèmes désignés – un univers mathématique dont l’étude historique montre qu’il n’a pas toujours été organisé ainsi. La mise en contexte de travaux montre combien d’autres grilles de lecture que la grille local/global ont pu être utilisées, non moins légitimement et par des mathématiciens non moins soucieux de questions d’architecture des mathématiques. Notre objet premier n’est donc pas l’histoire des théories géométriques globales mais l’émergence de la polarité local – global dans les théories géométriques. Le cas d’Élie Cartan présente, pour cette enquête, un intérêt qui ne dérive pas de la seule valeur mathématique de ses travaux ; on le saisit mieux en esquissant la comparaison avec le travail de Hermann Weyl sur la même période. Cette comparaison s’impose : Cartan situe systématiquement ses travaux sur les espaces généralisés par rapport à ceux de Weyl sur les connexions affines, la symétrie de jauge et l’idée de géométrie purement infinitésimale ; à partir de 1925, les travaux de Cartan sur la topologie des groupes de Lie simples et semi-simples trouvent leur première impulsion dans les articles de Weyl sur la représentation linéaire des algèbres semi-simples complexes. Mais, au-delà de l’entrelacement des travaux, nos deux auteurs diffèrent par leur position historique relative à l’émergence du couple local – global. Dans son Idée de surface de Riemann [Weyl 1913], Weyl met en place les structures d’espace topologique et de variété analytique d’une manière que les successeurs reconnaîtront comme parfaitement rigoureuse ; le texte est de bout en bout et explicitement articulé autour du couple local – global (ou plutôt im Kleinen / im Grossen) ; les techniques de définition intrinsèque par modèle local, de recollement des morceaux ou d’utilisation de revêtements sont mises en place avec la plus grande clarté. Autrement dit, dans les années 1920, Weyl travaille dans un univers mathématique qui est déjà structuré, techniquement et conceptuellement, par une polarité local – global. Il en va tout autrement de celui d’Élie Cartan, nous nous attacherons à l’établir dans la premier partie de cet article. Nous montrerons entre autres que Cartan prolonge dans des directions inédites des théories mathématiques largement structurée, techniquement comme conceptuellement, par la polarité infinitésimal – fini. Nous souhaitons montrer que l’enrichissement – apparemment progressif – du questionnaire s’accompagne, à partir de 1925, d’une réorganisation d’ensemble de l’architecture des mathématiques chez Élie Cartan : de nouvelles questions apparaissent, les sens de certains termes tels « variété » ou « groupe » se modifie profondément, le rôle de certaines techniques est repensé ; au plus près du texte, on note que certaines formulations font leur apparition à mesure que d’autres, implicitement locales, se voient peu à peu reléguées du côté des abus de langages et des incorrections. Nous montrerons enfin que, sur la période 1925-1930, l’évolution des horizons problématiques ne suit pas exactement la même chronologie que celle des canons d’écritures. Sur la forme, nous procéderons donc à une présentation chronologique, en cherchant à caractériser les moments successifs de cette réorganisation d’ensemble : l’approfondissement de la géométrie infinitésimale (1922-1925), le tournant de 1925 , l’apprivoisement des questions globales et la refonte didactique (1926-1930). On conçoit qu’on ne pourra esquiver une part de technicité mathématique, du moins sur certains points nécessaires à notre démonstration. L’attention à l’évolution des canons d’écriture imposera aussi le recours régulier au texte original, pour repérer l’évolution du lexique ou l’apparition de structures syntaxiques telles, par exemple, « être localement [propriété] ». Un dernier point doit être signalé : autant cet article est conçu pour qu’un lecteur ne sachant rien du travail d’Élie Cartan puisse le lire, autant la comparaison régulière et nécessaire avec les travaux de Hermann Weyl nécessite une certaine familiarité avec l’œuvre de ce dernier. Nous présenterons assez en détail son travail de 1925 sur la représentation linéaire des algèbres de Lie semi-simples complexes ; pour le reste, nous invitons le lecteur à se reporter aux travaux de référence de Ehrard Scholz [Scholz 2001b] et Thomas Hawkins [Hawkins 2000]. 1. L’APPROFONDISSEMENT DE LA GÉOMÉTRIE INFINITÉSIMALE, 1922-2925 Entre 1922 et 1925, les réflexions d’Élie Cartan sur la relativité générale et les travaux de Hermann Weyl l’amènent à proposer une généralisation de la notion de connexion affine. Nous présentons les principaux éléments de la théorie des espaces généralisés telle qu’il la met en place entre 1922 et 1925, en nous appuyant principalement sur les textes suivants : cinq notes aux Comptes Rendus de l’Académie des Sciences (entre février et avril 1922 [Cartan 1922 b-f]1), la série d’articles Sur les variétés à connexion affine et la relativité généralisée [Cartan 1923, 1924b, 1925e], la conférence La théorie des groupes et les recherches récentes en géométrie différentielle [Cartan 1925b] et le cours sur La géométrie des espaces de Riemann [Cartan 1925a]. L’objectif n’est pas ici de présenter le détail de la genèse de ces travaux ni leur chronologie fine : il suffira de noter l’apparition, sur la fin de la période, de la notion de groupe d’holonomie et du thème de la synthèse des points de vue de Klein et de Riemann sur la géométrie. Ce sont bien plus les éléments stables du cadre théorique que uploads/Litterature/ cartan-chorlay-pdf.pdf

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