PIERRE BOURDIEU LE CRITIQUE OU LE POINT DE VUE DE L’AUTEUR Je suis très reconna

PIERRE BOURDIEU LE CRITIQUE OU LE POINT DE VUE DE L’AUTEUR Je suis très reconnaissant aux organisateurs de cette réunion et tout particulièrement à Michel Zink d’avoir pensé au sociologue parce que ce n’est un secret pour personne que la sociologie et la littérature ne font pas bon ménage et je ne pense pas, contrairement aux apparences, que ce soit par la faute de la sociologie. Je voudrais aujourd’hui présenter un certain nombre de réflexions avec l’intention de montrer que la sociologie, et plus largement les sciences historiques, peuvent contribuer à une meilleure connaissance de la littérature, mais aussi à une meilleure diffusion et réception des œuvres littéraires. Ce qui est une préoccupation qui nous réunit ici. Je pense que la sociologie a une image à la fois très fausse et très forte qui est un obstacle à la compréhension et à la réception de ses travaux. Cette image est très puissante – je l’ai rencontrée mille fois dans ma vie – chez beaucoup de professeurs et aussi chez beaucoup d’écrivains et elle empêche, me semble-t-il, que les écrivains et les critiques s’approprient les acquis de la sociologie qui sont beaucoup moins antagonistes à la littérature que l’on pourrait le croire à première apparence. Je voudrais donc essayer de contribuer à rapprocher, pour parler dans le langage du Collège de France, les instituts de sciences sociales et les instituts de littérature. Je commencerai par invoquer Flaubert et je vais essentiellement commenter une lettre de Flaubert à Georges Sand du 2 février 1869, qui me paraît contenir les principes de ce que peut être une compréhension profonde des œuvres littéraires. Flaubert, après avoir reproché aux critiques de son temps d’avoir simplement remplacé une critique grammairienne à la manière de La Harpe, par une critique historique à la manière de Sainte- Beuve et de Taine, pose la question : « Où connaissez-vous une critique qui s’inquiète de l’œuvre en soi d’une façon intense ? On analyse très finement le milieu où elle s’est produite, et les causes qui l’ont amenée et le poétique insciente (je reviendrai sur ce mot « insciente »), sa composition, son style, le point de vue de l’auteur, jamais. » Beaucoup de lecteurs littéraires verront sans doute dans cette phrase de Flaubert une critique de la sociologie alors qu’elle est, à mon avis, un programme pour une analyse sociologique de l’œuvre d’art telle que je la conçois. Que faut-il entendre par le « point de vue de l’auteur » ? La notion de « point de vue » contient toute une philosophie de l’espace que je résume en un mot. Un « point de vue » est une vue prise à partir d’un point, or un point est une position dans un espace et l’espace est un ensemble de points. Donc, dire qu’un point de vue est un point dans un espace, c’est dire que pour comprendre un point de vue il faut comprendre l’espace. Ainsi, paradoxalement, pour comprendre la singularité la plus singulière d’un auteur singulier, il faut comprendre l’espace dans lequel il est situé. Autrement dit, l’antinomie entre le collectif et l’individuel, sur laquelle achoppent beaucoup de représentations des rapports entre les sciences sociales et la littérature, disparaît. L’identité est une différence. Connaître l’identité la plus singulière d’une personne ou d’un groupe, etc., c’est connaître ce qui la différencie. Aujourd’hui, nous disposons de techniques statistiques comme l’analyse des correspondances qui permettent précisément de décrire des espaces en caractérisant les individus par leurs singularités, c'est-à-dire le système des différences qui les séparent de tous les autres. Ainsi, comprendre la singularité de Flaubert, son point de vue, c’est le restituer dans un espace. Mais quel espace ? Ce n’est pas, comme on croit d’ordinaire, comme font la plupart des sociologues, l’espace social dans son ensemble, ce n’est pas la bourgeoisie comme chez Sartre … C’est selon moi, l’espace littéraire, c'est-à-dire l’ensemble des écrivains. Cet espace a une structure et c’est cet espace qu’il faut d’abord reconstruire pour comprendre la singularité en tant que telle. Pour prendre le point de vue de l’auteur, il faut d’abord le situer, en le caractérisant par rapport à d’autres points de vue, et ensuite il faut se situer à ce point de vue. Si elle peut paraître très arrogante, mon intention l’est beaucoup moins que celle des critiques qui, comme Barthes et Genette, ont développé une théorie de la « critique créatrice », simple « projection de soi en autrui », comme disent les phénoménologues. Pour être réellement en mesure de « se mettre à la place » d’autrui, d’occuper en pensée la place de l’auteur, il faut connaître cette place, cette position sociale. Où est-il publié ? Chez quel éditeur ? Dans quelle revue et que signifie la position qu’occupe cette publication dans l’espace des revues à ce moment du temps ? Est-il consacré ? Est-il à l’Académie ou dans un groupuscule d’avant-garde ? Ce travail de construction ou de reconstruction de la place occupée dans le champ littéraire est un travail historique. Reconstituer la place, c’est donner les moyens de se mettre à la place en pensée. Prendre le point de vue de Baudelaire, c’est se doter de toutes les ressources historiques qui sont nécessaires pour être en mesure d’éprouver le monde comme il l’a éprouvé à partir du point où il était. Je pense à un très beau texte de Valéry qui dit à peu près – je ne peux pas le citer de mémoire -, que comprendre un auteur, c’est comprendre les problèmes qu’il s’est posés. Problème est un mot trop abstrait … Prendre au sérieux la phrase de Flaubert, c’est travailler à se donner les moyens non de « ressusciter le passé » dans une sorte d’inspiration romantique à la Michelet, mais de maîtriser pratiquement la problématique qui était immanente à un certain état de l’univers littéraire, comme espace des possibles acceptés et surtout refusés. Evidemment, une des limites de ce que je dis, c’est aussi la particularité du point de vue de celui qui prend un point de vue sur le point de vue de Flaubert. C’est le deuxième temps de mon analyse. Tous, en tant que commentateurs, critiques, etc., nous avons un point de vue, dont on peut redire ce que j’ai dit à propos du point de vue de l’auteur. Nous sommes dans un espace, nous occupons une position et cette position nous impose un point de vue. Parmi les grandes oppositions historiques ou même transhistoriques de l’espace de la création auxquelles nous sommes condamnés, il en y a une qui a été très bien nommée par un philosophe du Moyen Âge, Guillaume de la Porée, qui distinguait les auctores et les lectores. Opposition très puissante qui a ses équivalents dans l’espace religieux avec l’opposition entre le prophète et le prêtre. Pour lui donner une allure moins abstraire, moins théorique, je me référerai à un texte où Baudelaire parle de « l’œil académique » et qui se trouve au tome second des œuvres complètes, édition Pichois, à la page 576. Dans ce texte écrit à propos de l’exposition universelle de1855, il imagine quelqu’un qui est en face d’un vase chinois. Pour comprendre ce vase chinois, il faut, dit-il, opérer une transformation qui tient du mystère, une transmutation : « il faut apprendre à participer au milieu qui a donné naissance à cette floraison insolite. » Cette transmutation, cette conversion de l’esprit, cette metanoïa ne s’obtient pas seulement en lisant le texte. Tout au contraire, il n’y a rien qui éloigne plus de la metanoïa qu’il faut opérer pour comprendre un poète de quelque époque que ce soit, que la lecture académique d’un « œil académique », empêchée, obnubilée par ce qu’il appelle, toujours aussi péjorativement, « le voile scolaire »… Baudelaire, dans cette évocation de l’œil académique du lector scolaire, ou, mieux scolastique, veut faire entendre que l’œil académique est contrarié et déconcerté parce qu’il ne sait pas se voir lui-même. De même pour prendre le point de vue de l’auteur, il faut opérer une conversion du regard par laquelle le regard se regarde lui-même, pour appréhender ses propres limites. Je crois qu’on peut ici évoquer Kant légitimement : il y a des limites de l’entendement académique qui sont constitutives du fait d’occuper la position académique et ces limites de l’entendement académique ne sont jamais si funestes que lorsque les lectores s’occupent d’auctores, lorsque les lectores lisent Baudelaire, ou Mallarmé, avec un regard de lector qui s’ignore lui-même. C’est là que la réflexion du lector sur les limites inhérentes à la position de lector peut fournir les moyens d’aller au-delà de ces limites. Cette opposition du lector et de l’auctor se retrouve dans l’opposition entre, par exemple, le grammairien et le simple locuteur, entre l’opus operatum et le modus operandi. Le philologisme dont parle Vigotsky est le péché de l’œil académique qui s’attache à des langues mortes, des lettres mortes, et qui oublie que ces écrits ont été vivants, qu’ils ont été produits par et pour quelqu’un, qui privilégie l’opus operatum, c'est-à-dire, l’œuvre faite, par uploads/Litterature/le-critique-ou-le-point-de-vue-de-l-x27-auteur-pierre-bourdieu.pdf

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