Lecture organisée de l’extrait n°3 du Voyage au bout de la Nuit de Céline Dans
Lecture organisée de l’extrait n°3 du Voyage au bout de la Nuit de Céline Dans la première moitié du XXème Siècle, rares ont été les auteurs à remettre en question l’aventure coloniale de la France. Alors que Pierre Loti, Victor Ségalen, André Malraux célèbrent l’exotisme et la beauté des territoires colonisés, André Gide dans son journal intitulé Voyage au Congo, Céline dans son épopée picaresque Voyage au bout de la nuit s’attaquent aux méfaits de la colonisation et dressent un réquisitoire sans appel à l’encontre des métropolitains envoyés en Afrique. A peine guéri de ses blessures de guerre, Bardamu, le héros narrateur du roman de Céline se retrouve embarqué sur un navire, L’Amiral-Bragueton, à destination de l’Afrique équatoriale. Nous chercherons à savoir comment l’auteur a su transformer un récit de voyage en une féroce satire des mœurs coloniales. Nous examinerons en premier lieu la structure du texte et en second lieu le registre satirique qui donne un relief hautement comique à cet extrait du livre. Notre passage comporte dix paragraphes de longueur inégale : les quatre premiers évoquent en quelques lignes les préparatifs du voyage alors que les derniers s’intéressent aux conditions de vie des passagers de l’Amiral-Bragueton. Céline allie texte narratif et texte descriptif grâce à une forme de polyphonie. Le récit concerne d’abord le passé récent du personnage lié à la guerre dont il a quitté le théâtre des opérations comme il nous le rappelle dans le premier paragraphe en jouant sur les mots suivants : « j’étais marqué à la tête et pour toujours ». La blessure évoquée suggère aussi bien une trépanation, des séquelles neurologiques -- Céline dans sa vie personnelle ne cessera jamais de s’en plaindre – qu’un traumatisme diffus, psychologique. Le récit exploite le passé composé (« ont fini , j’ai pu ») qui renvoient aux événements des chapitres antérieurs, le plus que parfait (« on n’avait embarqué ») qui permet de décaler les faits, de faire comme si le récit du voyage était déjà commencé et que le narrateur entame un retour en arrière. On note l’utilisation sporadique du discours direct qui se fond avec le discours du narrateur : tiret et guillemets démarquent à peine les paroles des »huiles » de celles du personnage Bardamu (« -- En Afrique ! que j’ai dit moi ») confondu d’ailleurs avec sa voix de narrateur qui joue sur le registre de langue familier pour narrer ses aventures (répétition du pronom « moi », mise en valeur de la conjonction « que », multiplications des points d’exclamation). Bardamu n’hésite pas à pratiquer l’autocitation à la fin de la page : sa phrase « Va pour l’Afrique ! que j’ai dit alors » faisant écho à celle du début comme si le personnage ressassait son passé de façon obsessionnelle. Le récit embraye alors sur le voyage de l’Amiral- Bragueton dont on suit le lent parcours au fil des paragraphes : dans le sixième paragraphe la première étape est indiquée au passé simple (« tant que nous restâmes dans les eaux d’Europe »), puis le huitième marque la dégradation des conditions de transport « dès après les côtes du Portugal [car]les choses se mirent à se gâter », ce que confirmera le dernier paragraphe, toujours au passé simple, consacré au changement de traitement subi par Bardamu, victime de la vindicte des passagers que l’alcool a transformés en bêtes féroces : « le Portugal passé, tout le monde se mit, sur le navire, à se libérer les instincts avec rage ». Le parcours traduit ainsi l’aventure rocambolesque de Bardamu qui tombe de Charybde en Scylla et dont le rêve d’épanouissement aura été de bien courte durée ! Il se retrouve comme souvent dans l’œuvre seul contre tous, prêt à jouer les boucs émissaires de la méchanceté des hommes. L’efficacité du récit vient de ce que le narrateur commente sans arrêt au présent – présent d’énonciation confondu avec celui de vérité générale comme dans les deux derniers paragraphes, ce qui rend impossible la datation de la narration par rapport aux faits , ce que complique encore l’irruption incessante du texte descriptif dans le texte narratif. En effet l’imparfait est exploité abondamment dans le texte tantôt pour mettre en valeur des détails sur le bateau, son âge ou son état (« Notre navire avait nom »), sur les passagers (« les passagers croupissaient »)comme dans le texte descriptif traditionnel, tantôt pour signifier le marasme de la situation, du voyage qui s’enlise (« nous voguions … on se mouvait mollement »), Céline jouant ici sur la valeur d’inachèvement de ce temps qui permet d’indiquer une action sans en fournir ni le commencement , ni la fin. Adjectifs et participes passés fourmillent dans le texte pour nous rendre compte de l’état lamentable des colons avant même leur arrivée à destination et le narrateur ne se prive pas de commentaires au présent de vérité générale pour nous éclairer sur sa vision implacable et cocasse de l’humanité partagée entre le Nord, l’Europe et le Sud, les Tropiques (neuvième paragraphe). Voyage au bout de la Nuit nous transporte en Afrique, terre promise aux désoeuvrés d’Europe pour refaire leur vie sur le dos des populations indigènes. L’occasion est belle pour Céline de laisser libre cours à sa misanthropie, grâce au relais de Bardamu qui multiplie les effets comiques dans sa narration désopilante. Le comique verbal est mis à contribution par le recours à l’onomastique grivoise comme dans le choix du nom du bateau L’Amiral-Bragueton : si la première partie paraît majestueuse, la seconde connote clairement les parties sexuelles ainsi qu’on le remarque souvent ailleurs dans le récit (cf. L’Infanta Combita, le San Tapeta, le docteur Parapine etc,). Comme chez Rabelais ce type de plaisanterie leste va de pair avec un humour scatologique marqué par les références aux « miasmes délétères », à « l’étron », aux « w-c ». Certes on peut mettre ces détails peu ragoûtants sur le compte des préoccupations hygiéniques du futur docteur Bardamu, mais c’est surtout un bon moyen pour rabaisser l’humanité, la ramener à son niveau existentiel le plus bas : le ventre, les tripes, la digestion. C’est que le rire de Céline est ravageur, il touche tout et tous, de l’embarcation aux passagers sans omettre le narrateur lui-même. On a vu que le bateau est affublé d’un nom croquignolet, son état, son âge ne sont pas en reste comme on l’apprend rapidement par des constructions récurrentes : « il était si vieux ce bateau qu’on lui avait enlevé jusqu’à sa plaque en cuivre … elle remontait si loin sa naissance qu’elle aurait incité les passagers à la crainte et aussi à la rigolade ». On peut voir là une sorte de personnification du navire qui se trouve à l’image de ses occupants, vétuste et suranné. La caricature est encore accentuée par le recours à l’antithèse finale puisque ce qui constitue un danger mortel – risque d’avarie ou d’échouement – est objet de dérision, car la mort comme sur le champ de bataille n’est pas prise au sérieux, n’est pas perçue dans sa dimension tragique. D’ailleurs la comparaison entre la coque du navire et un oignon à cause de la multiplication des couches de peinture, « accumulées par pelures » (notez la métaphore anticipatrice) revêt un aspect grotesque vu la disproportion entre comparé et comparant. Mais le tableau sarcastique de Céline prend toute son ampleur quand il vise les passagers. Leur position sur l’embarcation permet rapidement de les dénigrer, l’auteur exploite le rythme ternaire des compléments circonstanciels de lieu : « répartis dans l’ombre des entreponts, dans les w-c, au fumoir ». Leur côté louche ressort également d’un double détail tant psychologique que physiologique - mis en valeur par des allitérations en ‘p’ et en ‘n’- fourni lors de la présentation générale « par petits groupes soupçonneux et nasillards ». Les défauts monstrueux des colons concernent le manque d’hygiène, de savoir-vivre (« on en rotait … vociférait »), la « massive ivrognerie » que souligne la référence aux « picons » ou au whisky ». L’exploitation du pronom personnel « on » facilite la vision caricaturale du groupe uniforme soulignée par la métaphore médicale du « contenu humain du navire [qui] s’est coagulé dans une massive ivrognerie ». L’humanité disparaît peu à peu de ce tableau, la vie se retire, se fige comme si la mort était déjà à l’œuvre chez les fonctionnaires et les officiers associés aux cotonnades dans une énumération ternaire qui permet de réifier les colons. Cette image dépréciative revient avec les participes passés exploités pour brocarder l’attitude des passagers, une fois passé les Tropiques, « soudés aux petits morceaux de glace » ou « rivés aux ventilateurs ». La déchéance humaine est bien avancée, il ne restera plus à ces créature amorphes qu’un instinct de survie sous la forme d’une méchanceté dont Bardamu fera bientôt l’amère expérience et qui est stigmatisée à la fin du passage. Une chasse à l’homme le frappe car, seul contre tous, comme plusieurs fois dans le roman, il se voit exclu du groupe, uploads/Litterature/ celine-n03.pdf
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- Publié le Jan 27, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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