Cahiers de la Villa Kérylos L'imaginaire de la langue grecque au Moyen Âge Jacq

Cahiers de la Villa Kérylos L'imaginaire de la langue grecque au Moyen Âge Jacqueline Cerquiglini-Toulet Citer ce document / Cite this document : Cerquiglini-Toulet Jacqueline. L'imaginaire de la langue grecque au Moyen Âge. In: La Grèce antique sous le regard du Moyen Âge occidental. Actes du 15ème colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 8 & 9 octobre 2004. Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2005. pp. 147-157. (Cahiers de la Villa Kérylos, 16); https://www.persee.fr/doc/keryl_1275-6229_2005_act_16_1_1110 Fichier pdf généré le 04/05/2018 L'IMAGINAIRE DE LA LANGUE GRECQUE AU MOYEN ÂGE La pensée de la langue grecque prend sa source au Moyen Âge, essentiellement, dans les Étymologies d'Isidore de Séville. Les clercs médiévaux y trouvent une réflexion sur le grec comme Tune des trois langues de l'origine, l'une des trois langues sacrées : « II y a trois langues sacrées : l'hébraïque, la grecque, la latine qui, dans tout l'univers, brillent d'un éclat particulier » (Étxmologies IX. M. Reydellet éd. >. 1.3. p. 32). Brunet Latin dans son Livre doit Trésor1 au xmc siècle reprend et raffine cette affirmation. Avant la coupure instaurée par Babel, il y avait « une meisme parleure naturelement, c'est ebreu ; mais puis que la diversités des langues vint entre les homes, sor les autres en furent .III. sacrées, ebrieu, grieu, latin » (III, I, 3, p. 317). Brunet Latin se livre alors à une catégorisation qui lie géographie, physiologie et phonétique : « Et nous veons par nature que ciaus ki abitent en orient parolent en la gorge si comme li ebrieu font : li autre ki sont ou milieu de la terre parolent ou palais si comme font li grezois : et cil ki abitent es parties d'occident parolent es dens sicomme font les ytaliiens » {ibid). Au xivc siècle, Jacques Legrand, dans son Archiloge Sophie \ pense ces trois langues sacrées comme une réparation de la catastrophe de Babel. L'hébreu, le grec et le latin sont des langues savantes. Elles permettent Tintercompréhension entre les clercs : « Et pour tant c'estoit chose neccessaire de trouver une art et une science demonstrant et enseingnant un langage commun a gens de divers pays. Et pour ce fut gramaire trouvée, laquelle demonstre .III. manières 1. Isidorus Hispalensis, Etymologiae IX, texte établi, traduit et commenté par M. Reydellet, Paris, 1984. 2. Brunet Latini, Li Livres don Trésor, F. J. Carmody éd., Berkeley-Los Angeles, 1948. 3. Jacques Legrand. Archiloge Sophie et Livre de Bonnes Meurs, E. Beltran éd., Genève-Paris, 1986. già in Isid oro 148 J. CERQUIGLINI-TOULET de langages communs aux clers, c'est assavoir hebrieu, grec et latin. Par les quelz langages gens de diverses contrées peuent parler et converser ensemble » (II, 1, p. 58). Sur une base commune : « II y a trois langues sacrées », ces textes livrent une vision différente du grec. Pour Isidore de Séville, il permet une meilleure connaissance des Écritures : « en raison de l'obscurité des Saintes Écritures la connaissance de ces trois langues est indispensable, afin de recourir à une autre, quand le texte dans une langue apportera quelque hésitation sur un mot ou une expression » (IX, 1,3). Philologie comparée, pour ainsi dire. Pour Brunet Latin, il est la langue d'un peuple à la géographie et à la physiologie particulières. Pour Jacques Legrand, il est une grammaire, langue des clercs et des savants. Le texte d'Isidore ajoutait une remarque qui fera fortune dans toutes les évocations de la Passion au Moyen Âge, qu'elles soient narratives ou théâtrales : « C'est en effet dans ces trois langues que fut écrit par Pilate sur la croix du Seigneur le motif de sa condamnation. » C'est par là-même la justification du latin comme langue sacrée qui ne tient pas à son rapport direct avec la rédaction des Écritures mais à sa proximité de l'acte essentiel de la Rédemption, le mystère de la croix. Dans ce triptyque, quel est le statut particulier du grec ? Isidore analyse ses qualités musicales : « La langue grecque passe pour plus brillante (clarior) que toutes les autres parlées par les nations. Elle est plus musicale (sonantior) que le latin et toutes les langues. Dans sa diversité on distingue cinq rameaux » qu'Isidore énumère (IX, 1, 4). On retrouve une mention très rapide des cinq rameaux chez Brunet Latin dans une évocation de la géographie de la Grèce : « A ce puet on entendre qu'en Greze a .VIII. païs ; [...]. Et si a en Greze .V. diversités de langages » (1, 123, 16, p. 117). Mais s'il énumère bien les diverses contrées grecques, à la différence d'Isidore de Séville, il ne le fait pas pour les langues. Jacques Legrand suit Isidore : « Après tu dois savoir que les Grecs ont .V. paires de langages, des quelx le premier est commun, et est appeliez mixte ; le secont est appelez attique, et de cellui usent les docteurs de Grèce. Le tiers est appelle dorique et d'icellui usent les Suriens et les Egipciens. [...] Le .IlIIe. langage grec est appelle jonique, et le .Ve. colique, lesquelx langages sont de petit usage » (Archiloge Sophie II, 1, 3, p. 62-63). Ce qui intéresse les médiévaux dans le grec est son ancienneté et par là son rapport avec les origines, et son obscurité, liée à l'usage d'un alphabet différent de l'alphabet latin. Le grec est entouré d'une aura de mystère. Il est senti comme la langue de la divination, IMAGINAIRE DU GREC AU MOYEN AGE 149 des présages, signe d'un temps non chrétien mais qui est malgré tout au début d'une filiation. Une généalogie rêvée La translatio studii et imperii, comme schème de pensée, place, au départ de la civilisation médiévale, la Grèce, voire l'Egypte, et l'on ne compte pas les réflexions qui situent l'Occident dans ce renouvellement d'une culture, née en Grèce puis venue à Rome. Paris, nouvelle Athènes, seconde Athènes, pour citer l'une de ces formules que l'on trouve chez Christine de Pizan et chez bien d'autres. Rhétoriquement, le héros ou l'héroïne grecque est souvent donné comme modèle pour vanter le héros contemporain, que ce dernier égale ou même surpasse son modèle prestigieux. L'héritage en fait est complexe puisqu'il conjugue la Grèce et Troie dont le Moyen Âge médite à l'infini la lutte et la dispersion des vaincus. Il fait une place également aux descendants d'Alexandre dans cette pensée totalisante qui unit Antiquité et Christianisme. Le Roman de Perceforest est un bon exemple de cette sensibilité aux langues, à leur diversité, à leur évolution qui caractérise la fin du Moyen Âge. La perception de certaines langues comme sacrées, immuables, est relativisée. Sur la terre d'Angleterre se mêlent des couches de peuples venues de Grèce ou de Troie, depuis les descendants de Brutus issus de Troie jusqu'aux Grecs arrivés avec Alexandre, ainsi que l'imagine le roman : « Enaprés Bruthus appella Tylle selon son nom Bretaigne et les compaignons Bretons, car il vouloit avoir perpétuel mémoire par la diri- vation de son nom, dont enaprés le langaige de celle gent qui premiers Troyens ou Curves Gregoiz estoit appelle fut dit depuis ce Bretons » (Première partie. J. Taylor éd. \ 1. 797-801, p. 85). La formule est intéressante. Le latin de Geoffroi de Monmouth a « curvum Graecum » 5. On ne peut s'empêcher de mettre en série toutes les expressions qui posent des problèmes d'interprétation dans leur désignation des langues et partant dans la vision des peuples qu'elles sous-tendent. Je pense à un passage de Joinville dans sa Vie de saint Louis, qui selon les manuscrits parle de la « corte langue » ou de la « torte langue », pour désigner la langue 4. Genève. 1979. 5. Sur cette expression et son interprétation, voir J.-Y. Tilliette, « Invention du récit : la "Brutiade" de Geoffroy de Monmouth (Historia Regum Britawùae, § 6-22) », Cahiers de Civilisation médiévale 39, 1996, p. 217-233. 150 J. CERQUIGLINI-TOULET d'oc6. Dans le Perceforest, Gadifer qu'Alexandre a fait roi d'Ecosse constate qu'il ne comprend pas le langage des habitants de son royaume, ce « grec estropié » qui a de plus évolué. Il essaie d'interroger une jeune fille : « mais oncques ne voulut respondre a chose qu'i luy demandast. ainçois crioit après son père et sa mère en une manière de parler des- congneu, car elle avoit la langue gregoise sy changée que envis Tentendoit le roy et les chevaliers qui lez luy estoient » (Deuxième partie, t. I, G. Roussineau éd. 7, § 11, p. 6). De son côté, son frère, Perceforest qui erre inconnu dans son royaume, après avoir perdu la raison en apprenant la mort d'Alexandre, est trahi par sa langue. On reconnaît en lui le Grec. Une femme l'interpelle ainsi : « Dy hardiement. Il m'est advis, a ta langue fozonoise, que tu es des gens du maleureux roy Percheforest » (Deuxième partie, 1. 1, § 406, p. 227), ou encore : « Sire varlet, il m'est advis, par vostre langue qui se trait sur le fezonnois, que vous soyez au roy Percheforest » uploads/Litterature/ cerquiglini-toulet-l-x27-imaginaire-de-la-langue-grecque-au-moyen-age.pdf

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