297 WAFAE KARZAZI L’oralité dans La Mère du printemps de Driss Chraïbi Wafae Ka

297 WAFAE KARZAZI L’oralité dans La Mère du printemps de Driss Chraïbi Wafae Karzazi Sultan Qaboos University (Oman) INTRODUCTION La Mère du printemps (1982)65 – le titre est la traduction littérale du nom d’un fleuve marocain, l’Oum-er-Bia – constitue le deuxième volet de la trilogie dite berbère de Chraïbi66, trilogie qui marque, au début des années quatre-vingts, un renouvellement dans l’inspiration de l’auteur et célèbre, à travers l’image d’un peuple berbère idéalisé, la résistance à toute forme d’oppression politique ou idéologique. Le roman relate l’invasion et la conquête du Maghreb extrême à la fin du septième siècle par le général arabe Oqba Ibn Nafi et les compromis auxquels durent se plier les Berbères, habitants originels de la contrée, pour sauvegarder une identité menacée par la politique assimilationniste de l’envahisseur. Réflexion sur les Berbères, l’Islam et l’Histoire, le récit, composé de trois parties, couvre deux époques distinctes, matérialisées par deux dates butoirs : l’an 681 qui a vu les cavaliers d’Allah déferler sur le Maghreb, soumettre et convertir les tribus berbères et annexer leurs terres ; l’année 1982 où, par un « pur matin d’août » (MP, 15), un descendant de ces mêmes Berbères, Raho, de la tribu des Ait Yafelman, réfugiée dans les hauts-plateaux arides du sud marocain, entreprend une méditation politico-religieuse, qui est une sorte de bilan désabusé de treize siècles de domination arabe. 65 Toutes les références à La Mère du printemps seront désormais indiquées entre parenthèses par le sigle MP, suivi du numéro de page. 66 Trilogie constituée par Une enquête au pays (1981), La mère du printemps 1982) et Naissance à l’aube (1986 298 C’est à travers la mémoire de ce personnage, vieux montagnard symbolisant la sagesse et l’expérience, que se construit le récit de l’invasion et de l’islamisation de l’Afrique du Nord. Remontant le cours du temps vers les origines de la tribu, Raho, « assis face à l’Histoire » (MP, 41), « l’esprit instantanément libéré, débarrassé comme à volonté des os et des arêtes du XXème siècle » (MP, 20), évoque la légende du passé, telle qu’« elle était parvenue jusqu’à lui, oralement, par miettes » (MP, 15), projetant le lecteur dans les années précédant immédiatement la conquête, dans la région d’Azemmour, dans le sud-ouest du Maroc, à l’embouchure de l’Oum-er-Bia, berceau originel de la tribu. C’est ainsi que le récit, échappant à toute objectivité en dépit de coordonnées historiques réelles et précises, élabore une rêverie de l’Histoire qui est une récupération et une mythification d’un temps fondamental. Télescopant les époques et enjambant les siècles, Chraïbi, ouvrant une voie qui n’avait encore jamais été véritablement explorée, interroge et scrute le passé, puise dans la mémoire séculaire d’une minorité marginalisée, à la recherche de l’authenticité et de l’identité première dont les Berbères, dépeints comme « les dépositaires de l’âme du peuple antique » (MP, 39), sont peut-être encore les seuls détenteurs. Cette quête s’accompagne de la glorification, à travers la recréation nostalgique et le questionnement du patrimoine idéologique arabo- islamique, d’un Islam austère et pur, celui des origines, né « du désert et de la nudité » (dédicace), égalitaire et tolérant, en contradiction totale avec les altérations, les déchirements, les violences générés par l’Histoire. L’écrivain nous invite à lire, pour reprendre les propos de Jeanne Fouet, « de la littérature qui parle d’histoire, sur le mode de la légende, c’est à dire du traitement oral de l’Histoire » (199 : 58). La parole, exhumant le mythe, sublime sur le mode lyrique, les valeurs communautaires mais surtout l’étroite symbiose de la nature et de l’homme, caractérisée par une communion charnelle particulièrement privilégiée avec la terre-mère,« divinité des divinités » (MP, 59), la lumière, élément primordial et le fleuve nourricier, espace symbolique de l’histoire des Ait Yafelman, “les Fils de l’eau”. Le texte est révélateur d’une esthétique scripturale singulière dans le sens où l’oralité, en tant que restitution d’un langage réel, imprègne fortement le champ discursif. La présence de l’oral dans la langue littéraire constitue, selon Roland Barthes, « pour l’écrivain, l’acte littéraire le plus humain » et marque « la réconciliation du verbe de l’écrivain et du verbe des hommes » (1970 : 60). Il s’agira par 299 WAFAE KARZAZI conséquent d’examiner le fonctionnement et les différents sens et manifestations que recouvre pour Chraïbi la notion d’oralité. LA PROBLÉMATIQUE DE LA LANGUE On ne saurait parler d’oralité sans évoquer la problématique du bilinguisme – en tant que situation affectant l’écriture littéraire – dans le contexte socio-historique et culturel qui est celui de l’auteur. Les changements, induits par la colonisation, ont profondément transformé les modes de représentation du monde du Maghrébin obligé de redéfinir son identité par rapport à un Occident fascinant mais également aliénant. Cette dialectique du Même et de l’Autre a fondamentalement influé sur l’écriture de l’écrivain maghrébin dont l’œuvre, élaborée dans la culpabilité, le déchirement et les tiraillements (plus ou moins avoués), nés de la conscience aiguë de la dépossession et de l’acculturation, traduit le rapport conflictuel à la langue française, perçue comme la langue du dominant. La conscience de l’aliénation explique l’engagement de l’écrivain, conduit à réhabiliter un patrimoine culturel qui s’est toujours exprimé, dans des tournures spécifiques, autonomes, orales, collectives, incorporées à la vie quotidienne. À l’instar de nombreux auteurs francophones, Chraïbi s’est trouvé confronté au problème de la langue et de la légitimité de l’utilisation du français comme outil apte à dire et signifier la réalité maghrébine. Dès son premier roman, Le passé simple (1954), il s’attelle à déconstruire la langue française pour élaborer un style d’écriture qui s’inspire de deux registres linguistiques étroitement mêlés et qui, habité par les mots et l’imaginaire de la culture originelle, se veut profondément enraciné dans la terre natale. L’écrivain est, à ce titre, représentatif d’une littérature marocaine qui, déclare Laâbi, a sans cesse « œuvré en vue de modeler cet instrument et de le retremper dans le creuset de la mémoire, de la sensibilité et de la culture marocaine et arabe. En cela elle a réellement accompli la tâche de destruction / reconstruction, désarticulation / remembrement, c’est-à-dire, la tâche de création dans la langue » (1985 : 138-139). Ainsi, loin d’être un simple outil de transmission, la langue véhicule, au niveau du discours, des présupposés idéologiques ainsi qu’une réalité culturelle multiple. L’oralité constitue, dans ce cas, le support véhiculaire privilégié. Les derniers romans de Chraïbi sont, sur ce plan-là, très expressifs dans la mesure où l’écrivain adopte un style 300 fortement imprégné d’oralité et où, à l’évidence, pour paraphraser Gontard, « la langue “maternelle” est à l’œuvre dans la langue étrangère » (1981 : 8). Analyser l’oralité dans La Mère du printemps, c’est considérer l’interaction produite entre la langue d’écriture, la langue maternelle et les représentations symboliques dont elle est porteuse et qui sont liées à un champ culturel, à un système de valeurs et de codes, bref à une tradition orale spécifiquement maghrébine, et repérer ainsi les significations nouvelles résultant de ce croisement. À ce propos, Jean Ricardou, observant le travail de l’écrivain, explique que : Produire, c’est mettre en œuvre une matière. S’agissant du texte, cette matière est principalement le langage, entendu, non plus comme moyen d’expression, mais bien comme matière signifiante. Comme la matière ainsi travaillée est signifiante, le procès qui l’organise selon certaines règles permet que des sens se trouvent produits. D’une part, éventuellement tel sens qui correspond à tel sens institué (ce qui se pensait insuffisant comme expression, représentation). D’autre part, éventuellement des sens tout autres : il s’agit alors d’une production de sens (venus de sens imprévus qui résulte de l’organisation spécifique de la matière signifiante). (1978 : 16) Au Maghreb, l’hétérogénéité des discours est un fait social avéré. À la langue arabe classique et officielle s’ajoutent les langues dites orales, utilisées dans le vécu quotidien, qui sont l’arabe dialectal et le berbère avec ses diverses variantes. Le roman de Chraïbi met en relief, de façon remarquable, cette polyphonie. L’écrivain crée, en effet, une écriture propre à signifier une réalité linguistique. Il échafaude une parole originale et savoureuse collant parfaitement à la réalité décrite grâce à l’usage de procédés propres à la poétique de l’oralité comme la multiplication des instances narratives, le croisement des genres (l’épopée, le mythe, la légende, le chant, la poésie), le mélange des codes linguistiques et culturels, la fréquence et l’alternance du monologue intérieur, du commentaire, de la description, de la méditation, de la réminiscence, de la rêverie et surtout de la réflexion, à partir de la mémoire et de la référence à l’Histoire, sur l’authenticité, l’attachement indéfectible à la terre et à l’Islam et le refus de soumission à l’envahisseur, à ses représentants et au pouvoir central. L’écrivain, entremêlant réalité et fiction, discours et narration, registre oral et écrit, inscrit dans le texte la cadence, les accents et les modulations d’une parole plurielle, vivante et mobile. 301 WAFAE KARZAZI ORALITÉ, DISCOURS ET NARRATION Pierre Van Den Heuvel estime à juste titre que « le discours est dans tout récit » (1985 : 27) et que : Dans le discours textuel, l’écriture est vue uploads/Litterature/ cgr-karzazi.pdf

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