Roger Chartier Éditions Payot/Rivages Du livre au lire In: Sociologie de la com

Roger Chartier Éditions Payot/Rivages Du livre au lire In: Sociologie de la communication, 1997, volume 1 n°1. pp. 271-290. Citer ce document / Cite this document : Chartier Roger, Éditions Payot/Rivages. Du livre au lire. In: Sociologie de la communication, 1997, volume 1 n°1. pp. 271-290. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reso_004357302_1997_mon_1_1_3842 DU LIVRE AU LIRE Roger CHARTIER © Éditions Payot/Rivages 1 985. Extrait du livre « Pratiques de lecture ». © Réseaux Reader CNET - 1997 271 - Ce texte voudrait, avant tout, interro ger les conditions de possibilité d'une histoire des pratiques de lec ture, rendue difficile à la fois par la rareté des traces directes et la complexité d'inter prétation des indices indirects. Le point de départ d'une telle interrogation s'enraci nera ici dans les acquis, et aussi les limites, de ce qu'a été jusqu'à aujourd'hui l'his toire et l'imprimé. Depuis une vingtaine d'années, en effet, les études d'histoire du livre ont multiplié, pour l'Ancien Régime français, les pesées de la production impr imée et les mesures de son inégale posses sion par les différents milieux sociaux. A l'inventaire idéal de tous les livres impri més en un site et un temps donné (Paris au XVIIe siècle, le royaume tout entier au XVIIIe) a fait l'écho le repérage de la pré sence différentielle de l'imprimé, constatée généralement d'après la leçon des inven taires après décès. Les deux approches ont pu susciter la critique, parce que les livres publiés dans le royaume ne sont pas, tant s'en faut, les seuls qui y circulent en des siècles où sont fort actifs les éditeurs qui impriment en français hors des frontières, parce que la possession privée du livre non seulement n'est que lacunairement enre gistrée par des inventaires incomplets et hâtifs, mais encore ne constitue pas le seul accès possible à l'imprimé, qui peut être consulté en bibliothèque ou dans un net de lecture, loué à un libraire, emprunté à un ami, déchiffré en commun dans la rue ou l'atelier, lu à haute voix sur la place publique ou à la veillée. Mais surtout les dénombrements des livres imprimés ou possédés manquent une question centrale, celle des usages, des maniements, des formes d'appropriation, et de lecture des matériaux imprimés. Or, il est clair que c'est des réponses à ce questionnaire neuf que dépend maintenant une nouvelle avancée d'une histoire de l'imprimé entendue comme histoire d'une pratique culturelle. Le construire suppose que soient réévaluées critiquement deux traditions qui pèsent implicitement ou explicitement sur la démarche historienne. La première est ancienne et lit les textes en ignorant leurs supports. Les textes anciens qui servent à écrire l'histoire sont considér és comme porteurs d'un sens indifférent à la matérialité de l'objet manuscrit ou imprimé à travers lequel il se donne, constitué une fois pour toutes, identifiable grâce au travail critique. Contre ce postul at, une histoire du lire affirmera que les significations des textes, quels qu'ils soient, sont construites différentiellement par les lectures qui s'en emparent. De là, une double conséquence. Tout d'abord, donner à la lecture le statut d'une pratique créatrice, inventive, productrice, et non pas l'annuler dans le texte lu comme si le sens voulu par son auteur devait s'inscrire en toute immédiateté et transparence, sans résistance ni déviation, dans l'esprit de ses lecteurs. Ensuite, penser que les actes de lecture qui donnent aux textes des signifi cations plurielles et mobiles se situent à la rencontre de manières de lire, collectives ou individuelles, héritées ou novatrices, intimes ou publiques, et des protocoles de lecture déposés dans l'objet lu, non seul ement par l'auteur qui indique la juste compréhension de son texte mais aussi par l'imprimeur qui en compose, soit avec une visée explicite, soit sans même y penser, conformément aux habitudes de son temps, les formes typographiques. Une histoire de la lecture doit se bâtir aussi contre la tradition, plus récente, de la sociologie historique de la culture. Celle-ci 273 - s'est donné deux objectifs fondamentaux : établir des corrélations entre appartenances sociales et productions culturelles, identi fier les objets (par exemple des textes et des imprimés) propres aux différents milieux sociaux. Cette approche, féconde en résultats, qui tendait à caractériser culturellement les groupes sociaux ou socialement les produits culturels, peut suggérer une réflexion critique. En effet, les modalités d'appropriation des maté riaux culturels sont sans doute autant, sinon plus distinctives que l'inégale distr ibution sociale de ces matériaux eux- mêmes. La constitution d'une échelle des différenciations socio-culturelles exige donc que, parallèlement aux repérages des fréquences de tels ou tels objets en tel ou tel milieu, soient retrouvées, dans leurs écarts, leurs pratiques d'utilisation et de consommation. Ce constat, qui a valeur générale, trouve une validité toute particu lière dans le cas de l'imprimé. Dans les sociétés d'entre XVIe et XVIIIe siècle, les matériaux typographiques (y compris le livre) semblent avoir été plus largement présents et partagés qu'on ne l'a long temps pensé. La circulation des mêmes objets imprimés d'un groupe social à l'autre est sans doute plus fluide que ne le suggérait un trop rigide cloisonnement socio-culturel, qui faisait de la littérature savante une lecture des seules élites et des livres de colportage celle des seuls pay sans. En fait, sont maintenant bien attestés tant le maniement de textes savants par des lecteurs qui ne le sont pas que la circula tion, ni exclusivement, ni peut-être même majoritairement populaire des imprimés de grande diffusion. De mêmes textes et de mêmes livres sont l'objet de déchiffre ments multiples, socialement contrastés - ce qui doit nécessairement amener à comp léter l'étude statistique des distributions inégales par celle des usages et des emplois. Ajouter donc à la connaissance des présences du livre celle des façons du lire. L'accès au lire Ceci suppose, d'abord, que mesure puisse être prise de l'importance de la population capable de lire dans la société ancienne. En comptant les signatures dans les actes de mariage, les études classiques de l'alphabét isation ont pensé donner réponse à la ques tion, identifiant le pourcentage de la popula tion alphabétisée, apte à lire et écrire, avec celui des conjoints sachant signer. Une telle équivalence, globalement vraie au XIXe siècle, mérite révision pour l'Ancien Régime où le nombre des lecteurs potentiels est sans doute élevé, et peut-être de beau coup, que ne le laisse supposer le comptage des signataires. L'hypothèse a été construite pour l'Angleterre du XVIIe siècle à partir d'une analyse minutieuse des journaux auto biographiques qui, certes, majorent le poids des puritains mais émanent de tous les milieux sociaux, y compris ceux des petits tenanciers ou des journaliers (1). Deux constats à les lire : d'une part, l'acquisition de la maîtrise de la lecture est faite avant sept ans, généralement hors l'école, grâce aux soins de la mère, d'une femme ou d'un pasteur faisant office de pédagogue : d'autre part, ce n'est que dans la huitième année, généralement à la grammar school, qu'est mené à bien l'apprentissage de l'écriture. Or, c'est justement entre sept et huit ans que les garçons des milieux les plus pauvres sont mis au travail, pour apporter un revenu com plémentaire ou un surplus de bras. A sept ans, l'enfant entre dans un monde adulte qui peut exiger de lui les premiers exercices militaires, un travail manufacturier (ainsi dans les workhouses), une participation à l'économie familiale. Il en résulte que la population des lecteurs potentiels doit être plus large que celle des signataires, surtout en milieux populaires, puisque les textes confirment que la signature appartient à l'apprentissage de l'écriture, commencé se ulement à un âge où un grand nombre de lisants sont déjà mis au travail. Donc, si tous (1) SPUFFORD, 1979 et 1981, pp. 19-44. — 274 les hommes qui savent signer peuvent sans doute lire, tous ceux qui savent lire ne peu vent signer, tant s'en faut. Il n'est dès lors pas possible de restreindre aux seuls pour centages d'alphabétisation, classiquement calculés, la capacité à la lecture des sociétés traditionnelles. Une telle hypothèse est-elle générali- sable ? Sans doute, et d'abord de l'Anglet erre à la France. Les mêmes paramètres s'y retrouvent en effet : une identique dissocia tion à l'intérieur de la petite école des deux apprentissages élémentaires ; une structure démographique semblable qui fait qu'à sept ans un enfant sur huit a déjà perdu son père et doit contribuer au revenu familial ; une même possibilité pour utiliser, à la ferme ou à l'atelier, le travail enfantin. Rien ne serait donc plus faux que de considérer les 29 % d'hommes qui signent leur acte de mariage à la fin du XVIIe siècle comme fo rmant le tout de la population des lecteurs potentiels à cette époque. Comme en Angleterre, elle est sans doute plus large, ne limitant pas l'aptitude au lire au quart seul ement des hommes en âge de mariage. Généralisation, ensuite, des hommes aux femmes. Dans toutes les sociétés d'an cien régime, et encore au XIXe siècle, existe en effet une alphabétisation fémi nine réduite à la seule lecture, conforme à une représentation commune, qui n'est pas seulement populaire, de ce que doit être l'éducation des uploads/Litterature/ chartier-roger-du-livre-au-lire.pdf

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