Entretien avec Camille de Toledo, réalisé par John Jefferson Selve (biblionaute

Entretien avec Camille de Toledo, réalisé par John Jefferson Selve (biblionaute, journaliste) Contre une «littérature déprimée et/ou nombriliste» PAR JOHN JEFFERSON SELVE (JOURNALISTE) Après les débats du printemps dernier sur la «littérature-monde», et à l'occasion de la sortie de son deuxième roman, «Vies et mort d'un terroriste américain», l'auteur d'«Archimondain Jolipunk» évoque l'influence de l'image sur l'écriture et les rapports de la fiction à l'histoire, tout en s'en prenant aux ambitions étriquées de la littérature française contemporaine. Sans mâcher ses mots John Jefferson Selve. - «Vies et mort d'un terroriste américain» est un roman inclassable: ni français, ni américain, il ne répond pas au critère de la pure fiction, de l'autofiction ou du processus des grands récits. N'avez-vous pas peur que ce côté non «labelisable» vous pénalise? 1 Camille de Toledo. - Je suis extrêmement pénalisé. Je dirais même que je purge ma peine. Parfois, je voudrais m'en prendre à mes jurés, à leur conformisme, à leur panurgisme. J'observe qu'il y a désormais une division du travail romanesque où chaque pays se spécialise. Les «étonnants voyageurs», avec leur manifeste de Saint-Malo, l'ont assez dit. La spécialité de la France aujourd'hui coïncide à peu près avec son «état». Je veux dire qu'elle se morfond, s'assèche, se rassure en évoquant sa grandeur passée. Cela ouvre la voie à une littérature déprimée et/ou nombriliste lorsqu'il est question du présent, et une déploration des «grands récits», des romans du XIXe lorsqu'elle compare sa production avec celle du reste du monde. Voyez, lorsque «les étonnants voyageurs» attaquent en disant qu'il faut sortir du cadre national et rompre avec la langue appauvrie de la métropole, ce que les auteurs et les critiques «de l'intérieur» répondent: «Les gens parlent comme ça aujourd'hui. Les gens vivent, baisent, mangent, dépriment, pleurent comme ça...» Ils se défendent au nom du réalisme, mais c'est un réalisme de cul-de jatte, celui d'une France égocentrique, à bout de souffle. D'un autre côté, lorsque Maurice Nadeau et d'autres parlent de la supériorité du roman américain, ils ne font que la moitié du chemin. Les Etats-Unis sont sujets de l'histoire. Et Dieu n'est absolument pas mort pour un Américain. Il y a donc de l'épique, de l'aventure, du récit, des héros. Et, comme ils disposent également d'une incroyable machine à fiction, médiatique et cinématographique, les écrivains sont contraints de se mesurer à plus grand qu'eux. Ils doivent répondre au grand récit, à l'identification, à la puissance de la fiction d'Etat, par des structures, des récits, et une langue complexe, polyphonique. C'est une affaire de survie. Dans ce cadre-là, je ne suis nulle part. Ni un «étonnant voyageur» d'origine créole ou métisse qui apporterait son paganisme, sa vision enchantée du monde à une langue française en voie de mortification, ni un monstre américain capable de rivaliser avec le «grand péplum» pathétique, barbare, et monstrueux de l'Histoire en cours. Ni a fortiori une femme ou un homme d'origine française, agnostique, nombriliste et déprimé, qui aurait l'audace d'exposer son entropie, sa vulve ou sa verge à la terre entière. 2 John Jefferson Selve. - «Vies et mort d'un terroriste américain» participe du même mouvement que votre premier roman «L'Inversion de Hieronymus Bosch», vers quoi voulez-vous aller? Camille de Toledo. - «L'Inversion» et «Vies et mort» font partie d'un même cycle. A l'instant où je parle, je peux dire qu'il y aura quatre livres dont deux sont déjà publiés. Ces livres ne sont pas des suites au sens chronologique, ni des changements d'axe ou de personnages comme dans le «Quatuor» de Durell. L'image que je prends souvent pour parler de ce cycle est celle d'un peintre qui aurait achevé une fresque et passerait son temps à chercher, dans les différentes strates et épaisseurs de la peinture, la cause première, la source, l'origine de la fresque sans jamais la trouver. En histoire de l'art, le procédé est connu. On examine une toile de maître aux rayons X et l'on est capable de déterminer les différentes étapes de la peinture, les esquisses, les ébauches cachées. Ce que je veux faire avec ce cycle, c'est cerner par la fiction la position d'un français et d'un européen à la charnière du XXe et du XXIe siècle. D'où peut-on encore dire le monde? Quelle est notre place - le parterre, les balcons, le paradis, l'avant-scène ou la scène? De quelle façon l'Histoire, la guerre, la terreur, en rappelant à la fois le réel et l'épique, nous engagent-elles? Vu d'un continent - l'Europe - qui essaie à tout prix de construire un horizon sans guerre, sans conflit, comment nous parvient le grand récit puissant, spectaculaire, peplumesque des Etats-Unis? Depuis mes premières lectures - et je me suis mis à lire tard pour me faire accepter de mes petits camarades - le roman est, chez moi, une question de vie ou de mort. Je crois que toutes les conneries qu'on entend sur le style, la manière, sont des aveux de bêtise. Ils témoignent d'un décrochage très français, formaliste, où le roman perd sa raison d'être, son enjeu, sa tension. Lorsque Claudio Magris lit «L'Homme sans qualités» de Musil, il nous rappelle à sa nécessité. Il cherche à définir l'angle mort du roman. Il en fait une quête d'identité qui ouvre sur le vide. C'est ce type de lecture des œuvres qui manque cruellement aujourd'hui. Au-delà de l'objet, de la manière, au-delà des logiques psychologiques et des choix formels, de l'identification, qu'est-ce que le roman peut nous apprendre de plus? 3 Si je devais prendre un exemple tiré de mon travail, je parlerai de la suspicion: voilà un des traits caractéristiques du regard contemporain: nous suspectons les récits de la réalité. Nous les mettons en doute. C'est une ère de suspicion qui produit, dans certains cas, un regain de foi religieuse - revanche de la métaphore et du dogme contre l'incertitude du monde - et dans d'autres, une attirance pour la conspiration - une version logique, cohérente et opposable des faits. Or, comment traduire dans une fiction cette suspicion à l'égard du récit? En creusant dans l'image première, en remettant en cause, à chaque livre, ce que l'on croyait acquis, stable, en dégageant une strate ou une signification souterraine. Voilà pourquoi je crois que le véritable réalisme doit nous ramener à l'exégèse et nous entraîner dans un rapport néo-médiéval ou cabalistique au texte. Voilà aussi pourquoi je crois que des travaux de fiction comme les miens ou ceux de Danielewski sont proches. Ils disent là où nous en sommes: entre la suspicion et la foi. John Jefferson Selve. - Pourquoi le cinéma et l'image sont-ils si présents dans vos livres? Camille de Toledo. - Encore une fois, c'est une affaire de fidélité. Où en sommes-nous? A quelle époque écrivons-nous? L'image, désormais, précède le texte. Dans «Vies et mort...», je dis de Peter Samek, le réalisateur du film avec lequel s'ouvre le livre, qu'il est un peu comme tous les gamins de son temps «virtuose de l'image, handicapé de la vie». Lorsque j'écris «handicapé», il faut l'entendre au sens propre. On peut imaginer une amputation, une ablation d'un organe qui l'empêcherait de s'incarner, de s'enraciner, d'être pour de bon. Il y a donc plusieurs nécessités qui me contraignent, moi, écrivain européen du début du XXIe siècle à écrire sur l'image, à partir de l'image. Ce n'est pas un choix. C'est une forme d'honnêteté, de lucidité. Lorsque je me trouve, par exemple, en forêt, avec ma fille, et que je souhaite lui décrire les arbres, c'est une expérience atroce. Je suis incapable de nommer les différentes espèces. Contrairement aux «étonnants voyageurs», je dois admettre que je ne suis plus en mesure de «palper le monde», d'en recueillir le chant, de le parcourir. C'est un peu comme l'histoire des enfants qui ont grandi en ville et qui, de leurs années à la cantine, concluent que les poissons sont carrés et recouverts de 4 panure. L'image fabriquée du monde est désormais première dans l'ordre de nos perceptions. Voilà pourquoi des écrivains comme Pierre Michon sont si précieux. Ce sont des êtres en voie d'extinction. Leur langue est celle d'un temps liturgique où le monde se disait avec les mots sacrés de la prière. Sa langue est une prière défunte, une prière vaincue, obsolète. Cela dit, je crois que nous sommes précisément à la charnière. Le moment où, de l'infinité des strates d'images, va renaître une expression de la foi. C'est là précisément, le lieu transitoire que j'occupe: je reconnais ne plus pouvoir accéder directement au monde, je reconnais être un voyageur immobile, un spectateur en voyage, j'admets la déchéance de l'écriture et sa position nouvelle, dans l'interstice laissé par l'amoncellement des images, et j'entrevois pourtant qu'en regardant bien au fond de l'optique - la bulle technologique par laquelle nous appréhendons désormais les choses - il y a un point noir, vertigineux, impalpable où pourrait se loger une foi nouvelle, pour le meilleur et pour le pire. C'est ainsi que, en écrivant, je laisse remonter en moi, la part allégorique, religieuse de mon éducation. John Jefferson Selve. - L'identité, l'ersatz, la nostalgie uploads/Litterature/ entretien-avec-camille-de-toledo.pdf

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