1/8 Le Pain nu de Mohamed Choukri et l'aventure de la traduction par Salah NATI

1/8 Le Pain nu de Mohamed Choukri et l'aventure de la traduction par Salah NATIJ, Université de la Sorbonne Paris IV : http://paris-sorbonne.academia.edu/SalahNatij I - Le Pain nu devant la critique arabe II – Le texte et sa traduction III – Le texte traduit : la naïveté savante IV – Une traduction intégrative V – L'effet en retour de la traduction sur l'original S'agissant du récit de M. Choukri, Le Pain nu, le problème de la traduction se pose d'une manière un peu particulière. La raison en est toute simple : ce récit a été publié en traduction française en 1980 avant de l'être dans sa version originale arabe en 1982. De ce fait, les circuits et les mécanismes de la réception inter-littéraire se trouvent complètement inversés, en ce sens que la traduction a été effectuée et pratiquée dans un contexte où le texte original n'avait encore fait l'objet d'aucune réception dans son horizon de production, à part l’acte de censure consistant en une interdiction de la publication. Bien entendu, on peut considérer l’interdiction de publication et la censure comme constituant une forme de réception. Mais il s'agira dans ce cas d'une réception dont le texte ne portera les traces que d'une manière privée et discrète, puisqu'elle n'est pas médiatisée et réalisée par la lecture. On ne peut pas donc s'empêcher de penser que, dans le cas du Pain nu, la traduction agit comme une interpellation. Elle fait irruption et rompt le paisible accord que le texte avait avec lui-même en lui révélant, soudainement, que l'image littéraire qu'il avait de lui-même jusqu'à maintenant est susceptible d'élargissement. Ainsi la traduction agit en donnant, pour ainsi dire, comme un coup de fouet magique, amenant un texte à se penser autrement, à faire siennes certaines autres prétentions, au point que, dans quelques cas, cela conduit le texte dans une sorte de dissonance esthétique. Le cas du Pain nu est à ce propos exemplaire. Voilà un texte que toutes les maisons d'édition arabes avaient refusé de publier et qui, comme providentiellement, se trouve livré à une aventure inattendue, celle d'être traduit et publié en Angleterre1 d'abord puis en France2. Après sa publication en 19823 dans sa version arabe, Le Pain nu avait suscité un nombre de critiques dans presque tout le monde arabe. Nous proposons donc de commencer par rendre compte de ces critiques afin que l'on puisse par la suite montrer, d'une part, quelles étaient les raisons qui ont présidé au refus de publication et, d'autre part comment la traduction a pu exercé une certaine influence sur les positions que les uns et les autres ont pris vis-à-vis du texte, une fois publié en arabe. I - Le Pain nu devant la critique arabe Il est quasi impossible de parler du récit de M. Choukri, ou de s'en approcher, sans sentir une sorte de malaise, sans que l'on soit dérangé dans ce que l'on est amené à en dire. C'est ce qui ressort de prime abord des textes critiques dont nous allons parler. La source de ce malaise a sans doute son origine ici dans le fait que, d'une part, aucun discours critique ne peut se développer qu'en prenant au sérieux les textes dont il parle, et que, d'autre part, dans le cas précis du Pain nu, ce même discours se trouve devant un texte qui n'a nullement l'intention de se faire prendre au sérieux. Une communication littéraire fondée sur le principe du respect réciproque est une pratique conforme aux normes de l'institution établie. Or, l'objectif du Pain nu, la raison pour laquelle il fut écrit, c'est de dénoncer cette institution et lui montrer qu'elle n'est pas digne de respect. Il va sans dire que cette attitude n'est pas sans déplaire aux représentants de cette institution, et surtout aux critiques qui croient fermement à la validité des normes littéraires en vigueur. Il paraît que ce qui a surtout gêné les critiques arabes dans Le Pain nu c'est le fait que ce texte, jugé a priori comme étant sans valeur esthétique, parvient à conquérir un public de lecteurs et à être de surcroît reçu par celui-ci comme une œuvre majeure, la seule capable de lui parler. Et c'est pour cette raison sans doute que certains critiques se sont vus obligés de commencer par expliquer ce « phénomène ». Ainsi, pour le critique égyptien R. Naqqache, le succès réalisé par Le Pain nu, que ce soit dans sa traduction française ou après sa publication en arabe, ne doit pas être tenu pour une preuve de sa valeur littéraire. Pour lui, ce succès doit être expliqué par des raisons autres que littéraires. Et c'est 1 For Bread alone, London, Peter Owen, 1973. 2 Paris, Maspero, 1980. Traduit par Tahar Ben Jelloun. 3 Casablanca, Imprimerie Najah, à compte d’auteur. 2/8 ainsi qu'il fut amené à avancer l’hypothèse selon laquelle si Le Pain nu a été traduit, publié et accueilli en France, ce n'est pas en raison de sa valeur littéraire intrinsèque, mais seulement parce que cela fait partie de la stratégie de certaines « institutions occidentales qui n'hésitent pas à adopter une attitude particulière à l'égard de la littérature arabe en épousant et en encourageant tout ce qui peut dévoiler les aspects négatifs de la personnalité arabe, surtout quand les occasions de le faire sont offertes par les Arabes eux-mêmes, comme c'est le cas de Choukri. »4 Naqqache ne voit donc dans Le Pain nu que son aspect « provocation », c'est-à-dire, comme il le dit, cette façon de présenter les choses qui en fait une « littérature tant dénoncée et condamnée par de l'impudeur et du dévoilement le goût général »5. En outre, comme pour nuancer un peu son discours moralisant, Naqqache essaie de se rattraper en ajoutant : « Je n’ai pas l'intention de juger le texte de M. Choukri au nom de la morale... mais, avant tout, sur la base de critères artistiques, littéraires et intellectuels. » Or, tout au long de son article, la seule et unique question que Naqqache pose est la suivante : pourquoi Le Pain nu a-t-il réalisé un tel succès malgré sa violation du goût général ? Sans éprouver le moindre besoin d'approfondir son analyse, Naqqache trouve une réponse toute simple à cette question : d'un côté, si Le Pain nu a été traduit en France, c'est parce que les Occidentaux ne manquent aucune occasion de mépriser les Arabes ; de l'autre côté, le texte de Choukri a connu, certes, un succès auprès du public arabe, mais « ce succès n'a aucune valeur positive quant à sa signification artistique et culturelle. Le phénomène de la diffusion du Pain nu parmi le public est semblable au phénomène de la drogue : elle se propage facilement dans les milieux des malades et des déviants, sans que l'étendue de sa propagation soit pour autant la preuve de sa valeur humaine ».6 En somme, Naqqache évite de centrer la discussion sur les valeurs esthétiques et littéraires du Pain nu, afin qu'il puisse trouver par la suite une explication extra-littéraire à son succès. L'objectif n'étant donc pas celui de critiquer Choukri sur la base de son rapport à la littérature, mais de le marginaliser complètement en montrant qu'on ne peut lui appliquer aucun critère littéraire valable. Nous avons dit qu'aucun discours critique ne peut se développer et s'exercer qu'au prix de prendre au sérieux ce dont il parle. Il semble que ce principe est difficilement applicable à la situation du Pain nu. Car, aux yeux de ses critiques, ce qui est cette fois-ci mis en jeu, ce n'est pas seulement une certaine idée de la littérature, que l'on serait prêt à discuter, mais l'écriture elle-même à la fois en tant que pratique sociale et comme définition de la capacité d'exprimer les expériences humaines. En effet, dans un colloque organisé en 1979 par l'Union des Écrivains Marocains sur le thème du « Nouveau roman arabe », M. Choukri a qualifié Le Pain nu de texte subversif. Il est subversif, dit-il, parce que, d'une part, il est « écrit en marge de toute institution sociale ou littéraire » et, d'autre part, il s'agit d'une autobiographie qui « signe en quelque sorte la mort de toutes les autobiographies de pacotille, des confessions, (en quête de certificats de bonne conduite) écrites dans les bonnes normes de la morale et de la théologie »7. Il nous est facile maintenant de comprendre pourquoi durant dix ans8, toutes les maisons d'édition ont refusé de publier ce texte lorsque nous nous rendons ainsi compte que même les critiques avaient peut-être eux aussi souhaité cette censure. La publication du Pain nu a sans doute touché, pour ainsi dire, une corde sensible dans le complexe des conceptions et des convictions de la communauté des critiques littéraires arabes. Sinon, comment pouvons-nous comprendre cette unanimité dans le rejet, cette réaction comme spontanément collective visant à marginaliser Choukri en le désignant comme le promoteur d'une littérature « irresponsable ». C'est ainsi qu'en 1983, c'est-à-dire quelques mois après la publication du Pain nu en langue arabe, l'Union des uploads/Litterature/ choukri-pain-nu-natij-traduction.pdf

  • 14
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager