Théologie et littérature et en Islam Claude Gilliot (Professeur à l’Université

Théologie et littérature et en Islam Claude Gilliot (Professeur à l’Université de Provence) Claude Gilliot (né 6 janvier 1940), « Théologie et littérature en Islam », in Dictionnaire universel des littératures, sous la direction de Béatrice Didier, Paris, PUF, 1994, 3, p. 3818-3826 [version corrigée après la parution] [3817] Dans beaucoup d’espaces culturels dits monothéistes, le rapport entre la théologie, d’une part, et les belles–lettres et la poésie, d’autre part, a été souvent conflictuel. Pourtant la pensée religieuse a inspiré et la poésie et la littérature, à tel point que le Livre, Bible ou Coran, constitue le «Grand code» de ces sociétés. Quoi d’étonnant à cela, dès lors qu’on déclare que Dieu s’est exprimé dans une langue entendue par l’humanité et qu’il convient de comprendre et d’interpréter son message? De plus, les symboles et les mythes, de quoi est constitué ce qui se donne comme une révélation, n’ont pas manqué d’inspirer la littérature. Dès lors, «l’amour des lettres et le désir de Dieu» sont condamnés à un commerce inévitable, même si des conflits surgissent entre les deux penchants. Il eût été étonnant que l’islam fīt exception à une situation qui est commune à celle des «trois religions monothéistes», d’autant plus que le Coran dit de lui-même qu’il a été révélé dans «une langue arabe claire». La terminologie arabo-musulmane n’a pas un terme unique pour désigner ce que recouvre dans notre tradition culturelle le vocable «théologien». La raison en est que la division des sciences religieuses y est différente de la nôtre. En effet, l’une des figures fondamentales dans le monde des clercs y est le traditionniste qui s’occupe de collecter, de transmettre, d’expliquer et de classer les traditions prophétiques et celles des savants reconnus des premières générations musulmanes. Le même traditionniste est souvent aussi un jurisconsulte, théologien-juriste (faqīh, pl. fuqahâ’, appelé aussi « savant », ‘âlim, pl. ulamâ’, notre « ouléma»), c’est-à-dire un canoniste, à condition que l’on veuille bien considérer que le droit religieux occupe en islam une place infiniment plus importante que le droit canonique dans les traditions chrétiennes, occidentales et orientales. Il porte en effet, non seulement sur les quatre obligations individuelles fondamentales de l’islam (la prière, l’aumône légale, le jeûne et le pèlerinage), sur l’obligation communautaire qu’est la guerre sainte, sur le mariage, la répudiation, les héritages, les ventes, les contrats, l’exercice du pouvoir, le droit pénal, le droit de la guerre, le statut des «soumis-protégés» (essentiellement les juifs, les chrétiens et les zoroastriens), etc., et, plus généralement, sur les relations sociales à l’intérieur de la communauté et avec les non-musulmans. Beaucoup de ces savants ont également composé des commentaires du Coran, et sont donc des exégètes; ou du moins, ils ont tous suivi des leçons d’exégèse; ils ont Littérature et théologie en Islam 2 tous été entraînés à la lecture et à la psalmodie du Coran, à la connaissance de ses variantes textuelles (appelées « lectures », qirâ’ât), à son analyse grammaticale et syntaxique. Ce que nous appelons théologie chez nous correspondrait plutôt à la théologie spéculative ou dialectique (‘ilm al- kalâm ou kalâm), dans laquelle on fait usage de la logique et de l’argumentation, ainsi que d’éléments de philosophie, au service d’un discours sur l’être et les attributs de Dieu, sur les fins dernières, sur le prophétisme et l’intercession du Prophète, sur la doctrine politique (imâma). Mais il faut savoir que cette pratique de la théologie est rejetée comme inacceptable par une grande partie des savants ès sciences religieuses qui y voient «une innovation blâmable», contraire aux déclarations du Coran, du Prophète et des «pieux anciens», lesquelles ne sauraient être interprétées symboliquement ou avec les instruments de la philosophie, mais qui peuvent tout au plus être expliquées ou acceptées sans qu’on en connaisse les modalités. Dans ce qui suit, nous nommerons indifféremment théologiens l’ensemble des clercs qui pratiquent l’une ou l’autre des disciplines religieuses ci-dessus décrites ou même toutes ces disciplines. I) La formation du théologien en philologie et en littérature Dans l’Islam classique, dès le plus jeune âge, et avant toute orientation vers une discipline, le petit musulman est initié à la lecture du Coran. Savoir le Coran par cœur dès l’âge de neuf ans était chose assez courante et l’est encore pour beaucoup. Or ce texte lui est présenté comme un miracle divin, le miracle par excellence, non seulement quant à son contenu théologique, éthique et sapientel, mais aussi dans sa forme littéraire. C’est donc avec le Coran qu’il fait ses premiers pas en lecture, en grammaire, en syntaxe, en stylistique et en pensée. De plus, il reçoit déjà des rudiments de traditions prophétiques qu’il apprend également par cœur. Là encore, le Prophète lui est présenté comme « celui des Arabes dont la langue est la plus pure » « le plus éloquent des Arabes », celui qui, parmi les Arabes, parlait l’idiome le plus pur. Bien plus, on insiste dans cette formation sur l’idée [3818] de la précellence de l’arabe, vu dans cet imaginaire religieux et social comme une langue inégalable par sa beauté, sa précision et sa concision, sans compter d’autres qualités communes à tout beau style et à toute langue, mais présentées ici comme spécifiques de cet idiome. Dans cette représentation religieuse et sociale, il est initié à la littérature par excellence, au style et à la rhétorique du Livre (le Coran) dont « l’insupérabilité », « l’inimitabilité » (i‘jdjâz) à a rang de dogme, aux traditions du Prophète, de ses Compagnons, des Suivants (c’est-à-dire de ceux qui ont connu des Compagnons) et de quelques pieux anciens qui passent pour avoir une langue et une élocution inégalables. La formation des lettrés qui succède à cette première étape ne fait que renforcer, préciser et affiner cette première orientation. Il faut rappeler Littérature et théologie en Islam 3 qu’en Islam classique, tous les lettrés reçoivent, à des degrés divers, une formation qui leur est commune en sciences religieuses, en grammaire, en poésie, en métrique, en prose, en historiographie. Ceux qui se destinent à des matières plus profanes, comme la médecine, l’astronomie, les sciences de la nature, se mettant en plus à l’école de maîtres dans ces disciplines, n’hésitant pas pour cela à entreprendre de longs et aventureux voyages pour les rencontrer. D’ailleurs pour toutes les disciplines, religieuses ou profanes, on voyage beaucoup, une fois la formation initiale et complémentaire achevée dans sa propre localité ou dans sa région natale; c’est ce qu’on appelle : « la pérégrination à la recherche de la science » (ar-riḥla fī talab al-‘ilm), la science par excellence étant la collecte et la mémorisation des traditions du Prophète auprès de maîtres qui ont reçu la «licence» de les transmettre aux élèves, jeunes ou moins jeunes, qui assistent à leurs leçons et qui sont capables de réciter par cœur devant le maître, sans fautes d’arabe, ce qu’ils ont entendu et mémorisé. Ni du côté de ceux qui s’orientent vers des disciplines plus profanes ni du côté de ceux qui ont choisi plus spécialement les sciences religieuses, il n’y a de séparation absolue entre les formations spécialisées, la formation religieuse et la formation au goût littéraire. Les lieux de cette instruction sont les mosquées où se tiennent des cercles ou des séances autour d’un maître. Parfois celui-ci donne ses leçons publiques dans sa propre demeure. Nous avons des attestations anciennes montrant que l’on discutait de poésie dans les mosquées. C’est ce que faisait, par exemple, le juriste et traditionniste Ibn al-Musayyab (m. 713) qui traitait de poésie dans son cercle à la mosquée, bien que d’aucuns trouvassent étonnant qu’il le fīt. Le grand exégète, traditionniste, théologien-juriste et historiographe, at-Tabarī (m. 923) avait une réputation d’excellent grammairien, et il n’hésita pas à dicter des poèmes d’at- Tirrimâḥ (m. avant 730) dans la mosquée de ‘Amr au Caire. N’avait-il pas lui-même assimilé toute la métrique, à ce que l’on rapporte sous le mode hyperbolique, seul, en une nuit, et étudié le Livre de la poésie et des poètes du grammairien Tha‘lab sous la direction de son auteur? A la même période, les philologues et grammairiens (asḥâb al-‘arabiyya) siégeaient ensemble dans la mosquée-cathédrale de Basra, en Irak. Le géographe de la deuxième moitié du Xe s., al-Muqaddasī, a vu la mosquée-cathédrale de Fustât, au Caire, « remplie de cercles de jurisconsultes, des meilleurs lecteurs du Coran, d’hommes de lettres et de philosophes » ; il en compta cent-vingt ! Certes, pour quelqu’un qui se destinait aux études religieuses, et même peut-être pour beaucoup d’autres, la philologie, la grammaire, la poésie et les disciplines littéraires étaient des savoirs ancillaires au regard des «sciences» par excellence qu’étaient les lectures (variantes) du Coran, les traditions prophétiques, l’exégèse coranique et le droit. Mais il était impossible de pratiquer ces sciences considérées comme plus nobles sans Littérature et théologie en Islam 4 avoir une solide formation dans les disciplines précédentes. Dès le milieu du VIIIe s., et dans bien des cas même avant, bon nombre d’exégètes du Coran avaient recours à la poésie préislamique et à celle de la période musulmane pour expliquer certains termes du Coran, uploads/Litterature/ claude-gilliot-theologie-et-litterature.pdf

  • 16
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager