Djaïli Amadou │ Amal Coeur du Sahel ROMAN © Éditions Emmanuelle Collas, 2022 Co

Djaïli Amadou │ Amal Coeur du Sahel ROMAN © Éditions Emmanuelle Collas, 2022 Couverture & intérieur : Cheeri Photographie de la jaquette : © Orbon Alija/E + /Getty Images Éditions Emmanuelle Collas SAS Emmanuelle Galaade éditeur 3, place André Malraux 75001 Paris, France www.emmanuelle-collas.fr Cette œuvre est une fiction inspirée de faits réels. Aux femmes victimes du Sahel. « C’est souvent lorsqu’elle est la plus désagréable à entendre qu’une vérité est le plus utile à dire. » André Gide L’Extrême-Nord du Cameroun I LE CHEMIN DE L’ESPOIR « Dans toutes les larmes s’attarde un espoir. » Simone de Beauvoir 1 La matinée est à peine entamée. Le soleil déploie déjà sa toile écarlate, laissant augurer une journée caniculaire. Peut-on s’attendre à autre chose, à cette période de l’année ? La saison des pluies n’est qu’un lointain souvenir. Le mois de janvier tire à sa fin, emportant avec lui les dernières brises fraîches, ultime répit avant les grandes chaleurs. Les champs s’étendent jusqu’au pied de la montagne et les épis secs de sorgho qui jonchent le sol accentuent la teinte dorée du paysage. Les maigres feuilles encore accrochées aux acacias ont jauni depuis longtemps, tout comme les herbes brûlées par le soleil. Des tiges de mil, dépouillées de leurs grains, sont encore debout, chancelantes mais fermement ancrées dans la terre nourricière. De la montagne on distingue les rochers gris qui veillent sur le village comme de grands chiens. Kondem a le visage fermé. Les plis qui se dessinent sur son front sombre laissent deviner une humeur morose. En silence, elle arrache les dernières gousses de haricots niébé, passant sa colère sur la terre desséchée. L ’adolescente qui travaille à ses côtés ne se laisse pas démonter par l’air renfrogné de sa mère. Elle aussi frémit d’énervement, lui tenant obstinément tête, décidée cette fois à obtenir gain de cause. Quatre mois ont passé depuis les dernières pluies. Cinq autres devront s’écouler avant que la moindre goutte d’eau ne tombe de ce ciel désespérément clair, si clair qu’aucun nuage n’offre un rempart contre la fureur du soleil. La terre sèche se craquelle, résiste, s’obstinant à protéger ce qu’il reste de son précieux trésor. Se redressant d’un coup, Kondem lance avec rage la bassine qu’elle tient à la main. Un lézard file sans demander son reste. Les gousses de niébé d’un jaune tendre se dispersent dans l’air avant de disparaître dans les herbes sèches. Au loin, un chien aboie, brisant le silence des matinées de plus en plus calmes dans ce village perdu au cœur de la savane. Depuis que sa fille lui a fait part de son intention d’aller travailler comme domestique à Maroua, la métropole régionale distante d’une cinquantaine de kilomètres, après un instant d’effarement Kondem a plongé dans le désespoir, puis cédé à la colère, sans que l’adolescente renonce à son projet. C’est la première fois que Faydé ose la défier, et le sujet sensible qui les oppose bouleverse Kondem, à la grande surprise de sa fille qui ne comprend pas pourquoi ce qui semble la norme ici devient un motif de discorde pour sa mère. Les mains sur les hanches, comme pour se donner une contenance, celle-ci s’écrie d’une voix aiguë : « Je ne te laisserai pas y aller ! — Tu devrais pourtant t’y résoudre. On n’a pas le choix ! — Bien sûr que si. » Agacée de devoir encore émettre des arguments que sa mère ne connaît que trop bien, Faydé pousse un soupir. « Dada, regarde autour de toi. Il n’y a plus rien ici. Rien à attendre ou à espérer. De plus en plus de personnes s’en vont. Le village se vide. Toutes mes amies d’enfance travaillent déjà en ville. Je suis la seule de mon âge à être encore ici. — Ce n’est pas une raison. Je veux autre chose pour toi ! — Quoi ? Que veux-tu pour moi de si différent ? Qu’est-ce que tu peux faire ? » Elles se toisent un instant. Même silhouette menue – elles ont la même taille désormais ! Même teint sombre, bien que celui de la fille paraisse plus doré. Mais le poids des difficultés et l’amertume qui pèse implacablement sur la mère ne sont pas encore perceptibles chez la fille qui semble n’être qu’insouciance. Elles ont le même caractère déterminé : aucune ne baisse les yeux. Une étincelle de colère et d’impuissance traverse le regard de Kondem et trouve un écho dans celui de Faydé, qui retient ses larmes. « Je t’ai quand même envoyée à l’école ! — Je n’y vais plus depuis deux ans ! — Je trouverai une solution ! Je n’ai pas fait tous ces efforts pour que tu finisses domestique comme je l’ai été moi-même. — Je n’aurais pas dû t’en parler. Je serais partie discrètement, comme les autres. Ça aurait été mieux ! » Sans un regard, Faydé récupère à la hâte la bassine, ramasse les gousses de haricots et tourne les talons, laissant sa mère désemparée, atterrée. Elle est déterminée à partir, que Kondem soit d’accord ou non. Sa décision est prise. Cette fois, Srafata, Danna et Bintou ne retourneront pas en ville sans elle. Si elle a vécu ses premières années à Maroua avec sa mère, alors domestique dans une grande concession, Faydé n’en garde plus aucun souvenir. On appelle concession au Cameroun septentrional une maison où habitent tous les membres d’une famille et qui est délimitée par des murs ou par une palissade. Ce que Faydé connaît de cette ville mythique, elle le tient surtout des commentaires de ses amies qui en reviennent à chaque fin d’année, les mains pleines de provisions très utiles pour les villageois : savon, poisson séché, sel, sucre, allumettes, pétrole ou même des comprimés de paracétamol et de quinine. Mais elles rapportent surtout de nouveaux pagnes, des bijoux, des chaussures, qui allument des lueurs de convoitise chez celles qui sont restées au village. Le soir, à la lueur des feux de bois, elles racontent dans de grands éclats de rire leurs aventures. Et le jour de Noël, elles revêtent leurs nouveaux pagnes. Comme elles sont élégantes, rabattant parfaitement leur wakkaré, ce deuxième pagne qui vient compléter leur tenue, comme seules savent le faire les citadines. Leurs chaussures à talon leur donnent une démarche un peu guindée mais gracieuse. Et leur maquillage si sophistiqué les rend exotiques. Ah ! Ces filles qui travaillent en ville, comme elles sont décomplexées, sûres d’elles ! Faydé les envie. Les fêtes de fin d’année ne sont plus qu’un souvenir. Les réjouissances, tout un mois de chants, de danses et de veillées, sont de moins en moins longues, déclinant au fil des ans. C’est le signe peut-être le plus tangible que les choses changent. Les temps de l’insouciance sont révolus. Le village s’est encore vidé davantage de sa population la plus jeune et la plus forte, partie à la recherche d’une vie meilleure ou seulement de quoi survivre. Ils ont abandonné les champs à leurs parents, leurs épouses et leurs jeunes enfants qui n’ont pas la force de les cultiver. Mais, s’ils en avaient la force, ils ne pourraient pas pour autant influer sur le changement de climat. Même avec beaucoup de volonté, on ne peut pas faire tomber la pluie. Le climat est de plus en plus aride, la terre de plus en plus sèche, appauvrie, épuisée. Et trop de bouches à nourrir ! Tous partent en ville, de plus en plus loin, de plus en plus longtemps. Même les amies de Faydé ne s’attardent plus et, cette fois, elle est bien décidée à les suivre. Adossée à la palissade, Kondem observe sa fille qui ne l’a pas vue rentrer. Faydé est assise, pensive, sur un tabouret dans la cour alors que ses frères jouent autour d’elle. Depuis qu’elle lui a fait part de son projet, Kondem a la pénible impression de revivre un cauchemar enfoui durant des années. Quel retournement de situation ! Quelle ironie du sort ! Elle-même n’a-t-elle pas vécu tout cela ? N’a-t-elle pas tenu tête à sa propre mère pour s’en aller en ville ? N’a-t-elle pas eu ces rêves d’évasion et de vie meilleure ? Et, surtout, n’a-t-elle pas dissimulé aux autres, restés au village, les réalités de la ville trop dures à entendre ? Elle sait au fond d’elle-même que, peu importe ce qu’elle dira à l’adolescente entêtée, celle-ci ne voudra rien savoir. La plus jeune des enfants de Kondem, qui dort dans la case, se met à pleurer et tire de ses pensées sa mère qui s’empresse d’aller voir ce qui se passe : « As-tu préparé la bouillie ? demande-t-elle à Faydé. — Oui, c’est prêt. Mais il n’y a plus de sucre, ni de miel, ni de tamarin. Et je n’ai pas d’argent. — Il fallait emprunter chez Abdou. On paiera plus tard ! — Il ne veut plus nous faire crédit. Chaque fois que tu m’envoies chez lui, il m’insulte et m’humilie. — Tu as demandé à la voisine ? — Tu sais uploads/Litterature/ coeur-du-sahel-djaili-amadou-amal.pdf

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