LES CONDITIONS POSTMODERNES DU ROMAN D’AFRIQUE NOIRE FRANCOPHONE Adama COULIBAL

LES CONDITIONS POSTMODERNES DU ROMAN D’AFRIQUE NOIRE FRANCOPHONE Adama COULIBALY, Université de Cocody-Abidjan, Côte d’Ivoire Sous l’apparente parodie de La condition postmoderne1 de Lyotard, cette contribution s’inscrit dans une tentative de lecture des conditions et des lieux d’inscription d’un roman postmoderne d’Afrique noire francophone dans le postmodernisme. En effet, on peut s’interroger de savoir s’il y a un postmodernisme littéraire africain. C’est qu’en amont, une certaine argumentation laisse entendre que la modernité de l’Afrique est encore à déterminer, un point de vue souvent renforcé par le fait que le projet initial de Lyotard avec La condition postmoderne s’intéressait aux «sociétés avancées et post-industrielles». De fait, en 1977 déjà, Harry Blake établissait la prospérité et la prolifération du discours littéraire postmoderne américain2 qu’il liait à une évolution sans précédent des media, signe avant-coureur de la "globalisation médiatique". En 1986, dans une excellente étude, Léo H. Hoek3 cernait un panorama de la littérature postmoderne qui embrasse les littératures européennes, nord-américaines, canadiennes, latino-américaines, oubliant la littérature africaine. En 1994, le volume Nº27 des Etudes littéraires, entièrement consacré à la problématique postmoderne, renforce l’analyse sur «les poïesis des Amériques, ethos des Europes»4. Dans cette contribution importante, on note surtout les six traits5 du postmodernisme québécois que Janet Paterson esquisse tandis qu’Anton Riscon6, répondant à la question de l’existence d’un postmodernisme latino-américain, convoque «le néo-baroque, le réalisme magique (le réel merveilleux) et la carnavalisation littéraire» comme les grands traits du postmodernisme latino-américain. Il existe une abondante littérature qui analyse le dynamisme du postmodernisme7 dans le giron occidental. Toutefois, le constat est un oubli (une exclusion?) de l’Afrique noire du débat qui se déroule alors que Marc Gontard8 lit l’éclosion d’une écriture postmoderne du Maghreb notamment dans le roman marocain. Son constat déborde la simple hypothèse pour relever un «massif retour du sujet, […] la pratique de l’auto-référence, la mise en œuvre de dispositifs hétérogènes de métissage et d’hybridation ainsi que le recours à la réécriture et au pastiche.»9 Plus sereinement, l’Afrique noire subsaharienne est rangée du côté de la post-colonialité. «Dans les sociétés dites postcoloniales, c’est la notion même de postmodernisme qui est problématique»10 révèle André Lamontagne en traçant les frontières des "territoires postmodernes". Dans les sphères où la lecture postmoderniste (au sens critique) des œuvres négro- 63 africaines est émergente11, une certaine approche endogène de la critique semble s’opposer et se demander si, au fond, "ce qu’on nomme postmoderne n’est pas ce que l’Afrique faisait depuis toujours sans le savoir". Pour pertinentes soient ces interrogations, elles posent avec nécessité et acuité le rattachement de la culture africaine à la culture mondiale (sans qu’elle en soit à la remorque). Dans ce débat, nous avons posé le postulat d’un postmodernisme littéraire du roman d’Afrique12 à partir d’un corpus de quatorze romans paru entre 1979 à 2004, en nous fondant sur quatre appareils conceptuels que sont "l’incrédulité à l’égard des métarécits" (Jean-François Lyotard), le "simulacre" (Jean Baudrillard), "l’impureté" (Guy Scarpetta) et surtout à partir d’une "théorie transculturelle du genre" (Josias Semujanga). Reprenant ce postulat, on pourra l’articuler ici schématiquement à une traversée du roman de la politique fiction paru entre 1979 et 2003. Le "roman politique" est une spécification thématique du genre. De fait, la politique est au centre du roman africain postcolonial, à l’image de l’histoire de l’Afrique sub- saharienne caractérisée par l’écriture de la «faillite des institutions politiques et par l’incapacité des guides et d’autres "pères de la nation" à répondre aux aspirations des populations africaines.»13 La critique s’accorde à dire que depuis 1968 au moins, le roman africain s’est installé dans la politique fiction14. Ce type romanesque instaure la question politique en son centre à la fois comme marque spécifique de fabrique du roman africain mais aussi comme lieu d’interrogation de sa dimension postcoloniale. Cette tendance a donné des romans phares comme Les soleils des indépendances (1968); Le devoir de violence (1968), Le récit du cirque de la vallée des morts (1973); Le cercle des tropiques (1973), Le Pleurer- Rire (1982); La vie et demie (1979); Les écailles du ciel (1986)… La liste est longue. Elle indique des œuvres qui font, toutes, le constat de l’échec des indépendances et de la férocité des pouvoirs sanguinaires, liberticides. Toutefois, la critique s’accorde à observer que l’idéologie forte, souvent aux accents marxistes, qui a animé les critiques et les textes, s’estompe au détour du 1979 permettant de parler de la «fin du discours téléologique de l’engagement politique et social (qui aurait) cédé le pas au discours de l’énonciation: dénonciation sans l’engagement du «je» énonciatif»15 ou du «procès du réalisme et l’engagement»16 et «même une réévaluation des prétendues mythes fondateurs.»17 Ces romans convoqués s’inscrivent d’emblée dans la critériologie temporelle de la postcolonialité et… de la postmodernité, et si nombre d’études posent La vie et demie (1979), comme fondatrice de ce tournant. La nouvelle génération qu’ils dessinent se caractérise par une transculture fortement influencée par la mobilité et la culture médiatique. Ils produisent ainsi des romans qui s’inscrivent dans les recherches formelles où opère un fort régime de la secondarité comme dans le roman postmoderne. Cette contribution s’articule autour d’une inscription historique du postmoderne (dans ses différentes sens possibles) dans le roman d’Afrique noire, avant de situer la principale opposition à l’inscription de ce roman dans le postmodernisme et le dernier point esquisse, à partir d’un corpus indicatif, ce qui pourrait constituer le trait majeur d’un postmodernisme littéraire dans ce genre. 64 I-Approche historique C’est sans doute chez Hans-Jürgen Lüsebrink18 qu’on retrouve une claire affirmation de la présence d’un postmodernisme littéraire africain. En effet, dans un article paru dans Tangence, en partant de la question de l’Autre, il distingue dans la culture occidentale trois positions psychologiques (la fascination, la négation et la connaissance) face auxquelles il pose le constat des mutations: «On relève une mise en relation généralisée des sociétés et cultures du globe, à travers de nouveaux phénomènes de masse à l’échelle planétaire, depuis la fin des années cinquante, comme le tourisme de masse, la mondialisation des industries cinématographiques et la diffusion massive de la télévision dans l’ensemble des sociétés et à travers toutes les couches sociales.»19 Pour lui, l’Afrique ne reste pas en marge de la naissance d’une nouvelle littérature dont les traits sont les "processus de stéréotypisation", «de nouvelles formes d’écritures, de textualité en général, qui mettent en cause les distinctions dichotomiques héritées du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, constitutives notamment des discours nationalistes et coloniaux.»20 L’exemple de la négritude lui permet ainsi d’affirmer que celle-ci, dans un binarisme moderniste, a opéré une sorte de "renversement du regard" en produisant "une contre-image" à l’hégémonisme occidental. La littérature nouvelle africaine peut donc se rattacher à la vaste postmodernité littéraire générale, telle qu’on la conçoit, c’est-à-dire le dépassement de l’avant-garde moderne. Les traits de cette postmodernité littéraire africaine sont "les écritures métisses". Pour lui, ces écritures «mettent en cause les conceptions identitaires propres à l’imaginaire ethnique et racial des XIXe et XXe siècles.»21 Il cite des auteurs tels que Wolé Soyinka, Yambo Ouologuem, Jean-Marie Adiaffi, Ahmadou Kourouma qui «contestent toute délimitation nette entre soi-même et l’Autre, les cultures occidentales et les cultures non-européennes.»22 Le choix du terme "postmodernité" chez Lüsebrink inscrit sa démonstration dans une perspective historique. Et une critique postcoloniale rattacherait le résultat d’une telle démonstration aux stratégies postcoloniales. Mais la lecture de Hans-Jürgen Lüsebrink a le mérite de franchir un pallier, celui du rattachement de la littérature africaine à la contemporanéité d’une création internationale sans assujettir l’œuvre à la question d’un positionnement identitaire. Le colloque de Dakar, publié sous le titre Nouvelles écritures francophones: vers un nouveau baroque?23, pose la problématique d’une caractérisation voire d’une évaluation d’un paradigme qui semble émerger dans la littérature: le baroque. Les travaux proposés sur la littérature sub-saharienne24 soulignaient tous un retour du baroque, une écriture de l’excès. Peut-être parce que le thème du colloque incitait à parler de "baroque", du "néobaroque" voire du "baroquisme", mais plusieurs articles font allusion au postulat de l’existence d’un postmodernisme de ce roman. Ainsi, les suggestions de Jean Cléo Godin à propos d’un postmodernisme du roman africain peuvent-elles sembler timides et relever à la limite de la simple allusion due à "l’air du temps": en note de la quatrième de couverture, il affirme: «[Ces œuvres] témoignent […] d’une époque qui a perdu ses repères, entre chaos et catastrophes- la postmodernité, diraient certains-, et d’une 65 esthétique expressionniste, qui ne craint pas l’expérimentation sauvage et qui mêle allègrement les formes héritées du passé et les procédés d’avant-garde, le réel et l’imaginaire»25. En revanche, la conclusion de l’article de Christiane N’Diaye est un véritable appel d’air de la nouvelle condition du roman africain: «Ces nouvelles écritures confirment donc en quelque sorte ce que nous préférons peut-être encore ignorer, souvent, à savoir que nous avons bel et bien fait notre entrée dans une nouvelle épistémè, celle des déracinements, des métamorphoses et des imprévus du chaos-monde qui rend caduques ces lieux communs appelés communément nos "visions du monde"» 26 Pierre Nda27, lui, franchit bien le rubicond. Toutefois, d’autres voix sont plus hardies, à l’image de uploads/Litterature/ conditions-postmodernes-de-la-litt-afri.pdf

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