Le Bulletin de l’Académie royale de langue et de littérature françaises DE BELG
Le Bulletin de l’Académie royale de langue et de littérature françaises DE BELGIQUE Séance publique Réception de Jacques Charles Lemaire et de Lydia Flem Roland Mortier – Jacques Charles Lemaire – Jacques De Decker – Lydia Flem Communications Jacques Crickillon Le vieil étang : voyage en poésie lointaine – Guy Vaes Un virtuose de la coupe – Jacques De Decker Paul Valéry est-il mort d’amour ? – Alain Bosquet de Thoran Du Collège de Pataphysique à l’Ouvroir de Littérature Potentielle – Lydia Flem Freud, poète de l’inconscient – Marc Wilmet « Ne me laisserez- vous que cette confusion du soir - Après que vous m’ayez, un si long jour, nourri du sel de votre solitude… ? » (Saint-John Perse). Retour sur un subjonctif contesté – Daniel Droixhe Langue, race, politique et littérature régionale dans l’Action wallonne (1933-1940) – François Emmanuel Quelques pas dans le labyrinthe (Rêve et écriture) – Jean-Baptiste Baronian Simenon et la bibliophilie Texte Marc Quaghebeur Permanence et avatars du mythe du XVIe siècle, dans la littérature belge de langue française, après La Légende d’Ulenspiegel Prix de l’Académie en 2009 Ceux qui nous quittent Jean T ordeur par Jacques De Decker T ome LXXXVIII – N° 1-2-3-4 – Année 2010 © Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique Palais des Académies, Rue Ducale 1, 1000 Bruxelles www.arllfb.be 55 Le vieil étang : voyage en poésie lointaine Communication de M. Jacques Crickillon à la séance mensuelle du 13 février 2010 Le vieil étang d’une grenouille qui plonge le bruit dans l’eau Ce haïku, composé par le maître Basho vers 1685, est considéré depuis ce temps comme le modèle même du poème japonais. Le présent vagabondage, qui ne saurait être exhaustif, à travers la poésie traditionnelle nipponne, pouvait donc s’ouvrir sur ce texte en apparence anodin, minuscule au point de paraître inexistant aux yeux de l’Occidental, et qui cependant nous révèle le fondement de cette démarche créatrice, laquelle est inséparable d’une certaine conception métaphysique. Considérons donc ce haïku de Basho (pseudonyme signifiant « le bananier » qui fut donné au poète parce qu’il avait planté un tel arbre dans l’enclos de l’un de ses ermitages). Les éléments du texte : un étang, une grenouille, un bruit. Il faut savoir que Basho, maître zen, répond par ce haïku impromptu à son hôte, qui lui a demandé : « Et qu’en est-il de la Loi du Bouddha ? » On est donc dans la cabane de Basho, d’où l’étang et la grenouille ne sont pas visibles. Le seul élément réel, c’est-à-dire perceptible par les sens, est le bruit. À partir de ce bruit, le poète interprète, explique en somme, confère un ordre de cause à effet : il sait, de sa mémoire quotidienne, qu’il y a là un étang et que ce bruit pourrait bien avoir été produit par le plongeon d’une grenouille. L ’étang et la grenouille 56 Le vieil étang : voyage en poésie lointaine Jacques Crickillon sont donc contenus dans le bruit, lequel, ponctuel et anodin, s’est déjà éteint. Dès lors, demeure le poème, qui est mémoire d’une mémoire existentielle. Et par le poème, Basho et ceux qui le lisent s’insèrent dans le fleuve de l’impermanence, non à la façon d’une pyramide égyptienne, mais avec la légèreté, la fragilité, l’humilité, du pinceau sur la feuille blanche. Ainsi de ce poème ne demeure que le poème et nulle présence humaine (pas de « je », pas de plainte, nulle dissertation), Basho ayant prêché à ses disciples en poésie (ils sont très nombreux) la mise à distance de la subjectivité. Par ce haïku, qui se veut réponse à une question d’ordre métaphy- sique, on est au plus près de la position mentale zen que tentent d’approcher, au prix d’une existence ascétique, les grands poètes du Japon traditionnel, c’est dire l’Empire du Soleil levant avant l’amé- ricanisation, le suicide de Mishima marquant à cet égard la borne de l’impossible retour. Atteindre au zen. Un mot bien galvaudé dans l’Occident d’aujourd’hui avide de recettes de bien vivre et où la plupart dévorent, avec une sinistre confiance, les trucs distillés par les magazines (Soyez zen ! Devenir zen en trois leçons ! Etc.). Or, le zen est une sorte d’illumi- nation qui ne peut être approchée qu’au prix d’une très longue concentration et d’un grand dénuement. La pensée bouddhiste zen dérive du « chan » chinois, lui aussi illustré par de grands poètes. Le « chan » émargeant du Tao ; le « Tao », c’est la Voie, et cette Voie, dit Lao Tseu, est invisible, elle est partout et nulle part. Par ce saut culturel, nous voici en des temps bien anciens, avant Jésus-Christ. Et il est une grande parenté entre ces pensées et celle des Upanishad, textes sacrés en sanskrit qui couronnent les Védas et remontent au V e siècle avant Jésus-Christ. Il est dit ainsi dans les Upanishad : Celui qui ne pense pas, c’est celui-là qui pense. Celui qui pense, c’est lui qui ne sait pas. La pensée, c’est ce que sait la conscience : on trouve alors ce qui ne meurt pas. C’est par son âme qu’on trouve la vigueur, c’est par le savoir qu’on trouve ce qui ne meurt pas. Si l’on veut tenter de comprendre cela, qui justement désigne l’absolu dans ce qu’il a d’incompréhensible, il faut, non pas pêcher dans la rivière, (comme la tendance occidentale) ni se contenter de la regarder, mais arriver à s’éprouver goutte d’eau dans la rivière ; c’est cela, être zen ; c’est cela, écrire un haïku. Poète selon la tradition japonaise ou chinoise, c’est à la fois chercher la solitude (entendons fuir les « affaires », les mondanités), 57 s’ouvrir au monde par de longues pérégrinations, et vivre dans un grand dénuement ; ainsi, dans la hutte de montagne d’un Basho ou d’un Ryokan, il y a une marmite posée à terre, une écritoire et un lit rudimentaire. Enfin, il est capital de se recueillir dans la nature et d’en recevoir l’émerveillement pour que naisse le poème, lequel n’est autre qu’adhésion à tout ce qui est sans être : Les formes et couleurs sont vulgaire poussière, sans forme ni couleur, il n’est rien de réel. (Chushi Fangi, 1296-1370) Voilà donc, selon la pensée chan, pourquoi je parlais d’être sans être. Quant à l’émerveillement devant la nature, la communion avec elle dont le poète s’éprouve humble, très humble partie, écoutons quelques « waka » ou « tanka », (cinq vers de 5, 7, 5, 7, 7 syllabes) du moine Saigyo (XIIe siècle) composés dans son ermitage de montagne près de Kyoto. puissé-je me diviser et regarder sur chaque branche sans en omettre une seule de dix mille montagnes les fleurs des cerisiers en plein épanouissement (trad. Cheng Wing fun et Hervé Collet). Saigyo, qui est fils de samouraï, se fait moine à vingt-deux ans et s’isole dans la montagne dans l’espoir d’y accéder à l’illumination. Qu’on n’aille pas croire que la démarche est aisée. Il mettra longtemps à oublier les attraits de la capitale et l’approche de l’hiver lui étreint le cœur. cueillant de jeunes herbes dans le champ la brume m’attriste quand je pense combien d’autrefois elle me sépare dépassant en mélancolie ce à quoi je m’attendais à l’entendre bousculer les feuilles des roseaux entremêlées le vent de ce soir d’automne Cependant, dans ces conditions très difficiles, l’âme, au contact de la nature, en la bulle d’air du silence, peu à peu se purifie. les péchés de langage dans mon corps accumulés 58 Le vieil étang : voyage en poésie lointaine Jacques Crickillon sont expurgés et mon cœur clarifié devant la cascade aux Trois étages Remarquons au passage que la valeur de ces poèmes venus d’une culture semble-t-il à jamais révolue tient à la simplicité, à l’humi- lité, à l’universalité de la perception et de son énonciation. Poésie du dépouillement. Cinq vers ou trois vers. Combien un tel art nous est éloigné, nous qui sommes les héritiers d’une culture fort déclarative, discursive et ornée. Et songeons que, malgré le fait que la traduction ne peut ici nous transmettre qu’une partie du sens, cette poésie parle profondément à l’Occidental dont l’âme aurait un peu échappé au vampire de la consommation. Nous ne faisons, les intellectuels occidentaux, que découvrir une poésie qui, en son temps, était tenue en très haute estime autant de la part du petit peuple que des notables et des princes. Voilà qui certes doit surprendre aujourd’hui, et porter à s’interroger sur le sens de culture et de civilisation. Un bel exemple de cette vénéra- tion portée au poète dans le Japon traditionnel est celui de Ryokan (1758-1830), moine zazen retiré pendant dix ans dans un couvent avant de se mettre à pérégriner à travers le Japon, muni seulement de son chapeau de paille, de son humble et unique vêtement, de son bâton de marche et de son bol à mendier sa nourriture. Ryokan est accueilli partout avec respect et attention à la seule entente de son nom, devenu illustre grâce à ses poèmes, lesquels sont uploads/Litterature/ conf-haikus.pdf
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- Publié le Jui 06, 2021
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- Langue French
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