Infortunes des initiales, ou Charles Nodier mystifié Jacques-Remi Dahan (C.N.R.
Infortunes des initiales, ou Charles Nodier mystifié Jacques-Remi Dahan (C.N.R.S., UMR 6563.) On ne prête qu’aux riches, c’est entendu. Et telle est la sulfureuse réputation du théoricien des supercheries qui ont rapport au livre que depuis toujours, on lui prêta beaucoup : il n’est guère de critique, ancien ou moderne, qui n’ait cherché à prendre Nodier en flagrant délit de supercherie active, et n’ait peu ou prou cédé à la tentation d’enrichir un corpus pourtant presque incommensurable par l’adjonction d’écrits anonymes ou pseudonymes1. Or, si nous avons consacré quelques études à démontrer l’inanité de certaines attributions, nous ne nous étions guère penché, jusqu’à présent, sur un dossier beaucoup plus piquant : il appert en effet que, non seulement les bibliographes attribuèrent à l’écrivain divers écrits dont il n’était aucunement responsable, mais encore que plusieurs auteurs s’efforcèrent de faire passer pour siennes des productions de la paternité desquelles il était entièrement innocent. Nous voudrions donc mettre ici en évidence les stratégies à l’œuvre dans ces supercheries inverses, à travers deux exemples particulièrement éclairants2. I – Nodier aux enfers. En juillet 1822 apparut aux étals des libraires parisiens, sous la marque de Sanson et Nadau, un petit volume in-12 intitulé : Inferna- liana. Publié par Ch. N*** 3. Cette collection d’anecdotes, petits romans, nouvelles et contes sur les revenants, les spectres, les démons et les vampires empruntés à dom Calmet, Lenglet-Dufresnois, Pétis de la Croix, Lewis, voire Jean Potocki, est le plus généralement concédée à Charles Nodier, à peine voilé, croit- on, par ses initiales : bien que quelques-uns4, à la lumière de la critique interne, aient émis des réserves sur la qualité d’auteur de Nodier, l’unanimité semble complète sur la personnalité du compilateur5. Qu’en est-il vraiment ? cette seule signature Ch. N*** suffit-elle à emporter la conviction ? et si la mystification était ailleurs ? arrivée à Paris de besognes de librairie ou de journalisme, où il trouve d’indispensables ressources. Ces travaux entraînent parfois nécessairement anonymat ou pseudonymie, encore que l’auteur aspire souvent à être deviné sans pour autant souhaiter avancer à visage découvert : les initiales ne sont pas un pseudonyme, et lui permettent d’avouer ou de désavouer certains écrits en fonction du destinataire. Allons plus loin : elles lui permettent d’avouer ET de désavouer simultanément certains écrits, selon les circonstances. C’est ainsi qu’un grand nombre des contribu- tions journalistiques signalées paraissent dans des périodiques d’une couleur politique embarrassante pour l’écrivain (Le Mercure de France, L’Universel) ; dans des feuilles où l’auteur n’est pas censé écrire à ce moment, pour cause de contrat d’exclusivité passé avec un autre quoti- dien ; ou encore à titre de ballon d’essai (Le Temps). Nous avons précédemment fait allusion à Lord Ruthwen. Précisons. Le roman, qui se donne pour une suite du Vampire de Polidori, est exactement intitulé : Lord Ruthwen, ou les Vampires. Roman de C. B. publié par l’auteur de Jean Sbogar et de Thérèse Aubert. Or la mention « Roman de C. B. », comportant les initiales du véritable auteur – le directeur du Vaudeville Cyprien Bérard –, est composée en si petit corps qu’elle se perd dans l’illisible tréfonds de la page, tandis que s’exhausse triomphante aux yeux du lecteur l’indication « publié par l’auteur de Jean Sbogar et de Thérèse Aubert ». À n’en pas douter, il s’agit d’un patronage, et ce patronage a pour seule fin, dans la pensée du flamboyant libraire Pierre-François Ladvocat, de faire bénéficier l’œuvre du filleul peu connu de la notoriété du parrain, auteur à succès des deux romans récemment publiés de Jean Sbogar (1818) et de Thérèse Aubert (1819). Qu’on ne s’imagine pas cependant un acte désintéressé ! C’est de commerce qu’il s’agit : Nodier, toujours réduit aux expédients, a compris très vite que son nom constituait une valeur négociable ; ne le voit-on pas, cette même année 1820, prêter sans vergogne ses initiales Ch. N. à une nouvelle édition20 du célèbre ouvrage du vicomte J.-A. de Ségur, Les Femmes, alors même que son disciple Alexandre Barginet prétend plausiblement21 à la paternité de l’introduction, des notes historiques et du chapitre supplémentaire ? Jean-François Jeandillou le rappelle6 : Nodier signa C** ou C** (du Jura) les articles et poèmes publiés en 1811 dans le Journal du départe- ment du Jura ; il signa encore E. de N****** l’épître dédicatoire des Questions de littérature légale (1812), et C. N. les « Observations préli- minaires » au roman de Cyprien Bérard, Lord Ruthwen, ou les Vampires (1820). Ajoutons à ce relevé qu’à l’orée de sa carrière déjà, Nodier avait fait suivre des initiales C. N. les trois poèmes insérés dans les Essais littéraires, par une société de jeunes gens 7 (1800) ; qu’il signa pareillement, en 1810- 1811, la notice placée en tête des deux éditions du roman de Lady Hamilton, La Famille du Duc de Popoli ; qu’on n’a pas lieu de lui contes- ter l’article « Liberté, égalité, fraternité ou la mort, histoire véritable » signé de même dans Le Drapeau Blanc 8 du 27 février 1819 ; et encore moins les articles signés C. N., ancien bibliothécaire de Carniole ou sim- plement C. N. dans La Quotidienne 9 de 1821, dans le Journal des Débats de 182210, La Foudre de 182311, voire Le Mercure de 182712 ou L’Universel de 182913. C. N. n’est pas Ch. N., serait-on tenté d’objecter. Mais Nodier, indéniablement, fit usage en 1811 de la signature Ch. N. au bas de ses « Observations préliminaires » au Dernier homme de Grainville14, alors que son nom complet figure sur la page de titre ; il signa ainsi en 1819 son unique contribution15 au Conservateur de Chateaubriand ; et fit de même, en 1824, au bas d’un poème16 inséré dans L’Oriflamme – Le Régulateur d’Abel Hugo ; sous le régime de Juillet, il apposa cette signature au pied de son premier article17 dans les colonnes du Temps ; dans le Bulletin du bibliophile lui-même, où les initiales du fondateur sont connues de chaque lecteur, on les retrouve en 1838 au bas d’« Anec- dotes typographiques18 » ; enfin, en 1824-1825, on constate que l’écrivain use alternativement de Ch. N. et de C. N. pour revendiquer la rédaction des notices du Répertoire […] du théâtre français de madame Dabo19, ce qui marque la quasi-parfaite équivalence de ces deux signatures. Charles Nodier, qui n’accède à une relative stabilité financière qu’en devenant en 1824 bibliothécaire de l’Arsenal, fut coutumier dès son assez amusant d’anecdotes, de petits romans, et de contes sur les revenans, les spectres, les démons, les vampires. N’allez pas cependant vous laisser abuser par les initiales du nom de l’auteur, et vous imaginer que ce livre soit sorti de la plume qui nous a donné Jean Sbogar 25. » Et Quérard en personne, quoiqu’il entérine l’attribution courante des Infernaliana, estime nécessaire de se garantir en précisant : « Nous mentionnons cette indication inscrite dans divers catalogues, mais elle paraît douteuse26. » De la part du grand bibliographe, dont on sait de quelle haine persévérante il poursuit ordinairement Nodier, pareil aveu se révèle précieux. De fait, un seul argument de poids, tardivement apporté, conforte- rait l’attribution à Nodier... s’il était vérifié. Préparant vers 1960 son édition collective des Contes de Charles Nodier, Pierre-Georges Castex découvrit, dans la collection de M. Jean Mennessier-Nodier, descendant de l’écrivain, « un feuillet raturé qui se rapporte aux Aventures de Thibaud de la Jacquière et qui est de la main de notre écrivain », encarté dans un exemplaire des Infernaliana. Il crut donc « pouvoir, sous réserves, l’incorporer » à son édition27. Ce qu’ignorait alors Castex et que révéla Jean Decottignies en 1963, c’est que les « Aventures de Thibaud de La Jacquière » des Infernaliana sont un emprunt à la dixième journée du Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki, passé à l’époque inaperçu28. Nous avons pour notre part démontré29 que ce texte ne dérivait pas d’une copie originale du Manuscrit trouvé à Saragosse, mais des Dix journées de la vie d’Alphonse Van-Worden, édition des dix premières journées du Manuscrit donnée sans nom d’auteur à Paris en 1814. Cet aspect du sujet, quoiqu’il soit un mets de haut goût, ne regarde au demeurant que lointainement notre présente problématique. Les questions qui importent sont donc les suivantes : le feuillet manuscrit existe-t-il ? est-il bien de la main de Nodier ? Hélas ! c’est là ce que personne ne peut affirmer, ledit feuillet s’étant révélé introuvable. Après avoir nous-même infructueusement recherché ce fragment, tant du vivant de M. Jean Mennessier-Nodier que plus récemment, nous nous résolvons de guerre lasse à avancer l’opinion suivante : bien que nous n’ayons pu nous en assurer, nous sommes En l’occurrence, le statut de Lord Ruthwen se complique, d’une part, du goût avéré de Nodier pour la littérature vampirique22, réaffirmé dans les « Observations préliminaires » au roman, signées C. N. ; d’autre part, de la duplicité manifeste de l’éditeur Ladvocat, qui entend exploiter au mieux de ses intérêts le marché qu’il a pris soin de faire régulièrement parapher par son ami Nodier, lequel uploads/Litterature/ infortunes-colloque-nodier.pdf
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- Publié le Jul 27, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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