Le Cabinet d’amateur. Revue d’études perecquiennes / 1 Les manuscrits de La Vie
Le Cabinet d’amateur. Revue d’études perecquiennes / 1 Les manuscrits de La Vie mode d’emploi Danielle Constantin Dans une entrevue qu’il a publiée en octobre 1978, soit le mois qui a suivi la parution de La Vie mode d’emploi1, Georges Perec affirme : « Démonter un livre n’apporte rien. J’ai expliqué une fois, dans une conférence, la façon dont j’avais fait un de mes livres ; je l’ai regretté, je ne le ferai plus. J’ai même failli détruire les brouillons de La Vie mode d’emploi, mais mon éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens m’en a dissuadé ; il veut que je les donne plus tard à la Bibliothèque nationale »2. Ceci dit, Perec a néanmoins accepté par la suite, et même à maintes reprises, de discuter publiquement certains aspects du système de contraintes ayant régi l’écriture de La Vie mode d’emploi. Il n’a pas, non plus, détruit les manuscrits du roman, ce qui a permis leur dépôt avec l’ensemble de ses papiers à la Bibliothèque nationale de France3. Les propos et les actions de l’écrivain suggèrent toutefois une position ambiguë face au dévoilement de ses méthodes de travail et à la conservation des traces pouvant en attester ; une telle position n’est pas sans rappeler celle bien connue de l’enfant Perec qui, lorsqu’il jouait à cache- cache, ne savait pas ce qu’il craignait ou désirait le plus : « rester caché, être découvert »4. Et cette ambivalence n’est pas non plus spécifique à Georges Perec. Ainsi, confronté à la demande d’un collectionneur qui voulait lui acheter les manuscrits de Sodome et Gomorrhe, Marcel Proust avait répondu : « Ce qui me fait hésiter c’est que les bibliothèques de ce monsieur [Jacques Doucet] doivent à sa mort aller à l’État. Or, la pensée ne m’est pas agréable que n’importe qui (si on se soucie encore de mes livres) sera admis à compulser mes manuscrits, à les comparer au texte définitif, à en induire des suppositions toujours fausses sur ma manière de travailler, sur l’évolution de ma pensée, etc. »5. Que Perec — tout comme Proust — ait conservé le dossier des manuscrits de son roman suggère tout de même que l’écrivain était conscient de l’originalité et de l’importance de ces documents et ce, au delà des risques de démontages obsessionnels et de conclusions erronées qui pourraient résulter de leur étude ultérieure. Dans une entrevue parue dans l’Express le 23 août 1980, il confiait son intention de lire, Flaubert à l’œuvre, un ouvrage collectif consacré à 1 Georges Perec, La Vie mode d'emploi (Paris : P.O.L-Hachette, 1978). Ceci est une version légèrement modifiée d’un article paru précédemment : Agora. Revue d’études littéraires n° 4. Perec – Aujourd’hui. Sous la direction de Mireille Ribière (Université Babes-Bolyai, Roumanie, juillet-décembre 2002), p. 131-141. Je remercie Ela Bienenfeld, ayant droit de l’écrivain, qui m'a accordé la permission de consulter les avant-textes de La Vie mode d'emploi. 2 « Georges Perec : J’ai fait imploser le roman », propos recueillis par Gilles Costaz (1978), in Georges Perec, Entretiens et conférences, édition critique établie par Dominique Bertelli et Mireille Ribière (Nantes : Joseph K, 2003), vol. I, p. 247. La conférence à laquelle Perec fait allusion est celle qu’il a donnée au cercle Polivanov, « Comment j’ai écrit un chapitre de La Vie mode d’emploi », le 17 mai 1978. 3 Le « Fonds privé Georges Perec » est déposé à la Bibliothèque de l’Arsenal (1, rue de Sully, 75004 Paris). Il existe un inventaire complet du fonds effectué par Ela Bienenfeld, Bianca Lamblin et Paulette Perec. Pour une description partielle de ce fonds d'archives privé qui contiendrait près de 20 000 feuillets, voir aussi Hans Hartje : « Georges Perec écrivant », thèse de doctorat sous la direction de Jacques Neefs, Paris VIII (1995) et « Les archives Perec », Cahiers de textologie 4 : Configurations d'archives, sous la direction de Jacques Neefs (Paris : Minard, 1993). 4 Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance (Paris : Denoël 1975), p. 18. 5 Lettre à Schiff, 21 juillet 1922, La Correspondance de Marcel Proust, sous la direction de Philip Kolb, volume 21 (Paris : Plon) p. 372-373. Le Cabinet d’amateur. Revue d’études perecquiennes / 2 l’étude des manuscrits de Flaubert6. Perec manifestait donc un certain intérêt pour ce que nous appelons maintenant la génétique littéraire, un domaine dont participe le présent article. En effet, je présenterai ici une description analytique du dossier des brouillons rédactionnels de La Vie mode d’emploi de même que quelques bribes du grand récit de la genèse du texte afin de mettre au jour certaines méthodes de travail du romancier. Je prends ainsi le risque dénoncé par Proust de tenter d’élucider quelques-uns des processus d’écriture qui ont sous-tendu la composition du texte, composition entendue dans son double sens de rédaction et de structuration. Précisons tout d’abord que le dossier manuscrit de La Vie mode d’emploi a l’avantage d’être assez complet lorsqu’il s’agit de rendre compte des différentes phases du chantier romanesque ayant conduit l’écrivain de ses toutes premières réflexions jusqu’à la version imprimée de l’œuvre, un travail qui s’est échelonné sur près de dix ans comme l’indiquent les deux millésimes ajoutés à la suite du mot FIN dès la première édition : « Paris, 1969-1978 ». En effet, nous sont parvenus : - les documents de la phase de gestation du projet et d’élaboration des préprogrammes formels ; - les documents relatifs à la phase rédactionnelle comprenant l’ensemble des brouillons pour le roman et ses annexes ; - un premier dactylogramme de mise au net partielle pour les vingt-trois premiers chapitres ; - une mise au net manuscrite d’un premier état complet du texte dans deux grands registres de toile noire ; - et enfin, récupérés auprès de la maison d’édition Hachette, les documents de la phase de mise au point ayant précédé l’édition, soit une version dactylographiée et révisée par Perec et les épreuves corrigées. À l’exception des deux grands registres de mise au net, la majorité des documents du dossier ne sont pas datés. Par conséquent, pour les organiser et afin de comprendre un peu mieux le rôle qu’ils ont pu jouer dans la genèse du texte, s’impose une méthode hybride qui tient compte autant de leur séquence probable que de leur typologie fonctionnelle. Pierre-Marc de Biasi suggère le terme de « chrono-typologie » pour désigner ce genre d’analyses suite auxquelles les moments de la rédaction du texte prennent sens dans une relation de contiguïté où ils se définissent comme autant de maillons intermédiaires d’une chaîne de transformations se déployant sur l’axe d’une temporalité et d’une logique. Les analyses typologiques, chronologiques et logiques peuvent être étayées par la consultation de documents externes tels les agendas personnels, les entrevues accordées par l’écrivain et certains écrits dans lesquels il parle de la genèse du roman. Le recours à ces sources permet, entre autres, de recueillir des informations précieuses sur les habitudes et les méthodes d’écriture de Georges Perec et des précisions sur la datation et la chronologie de son travail. Il semble opportun de reconnaître les avantages offerts par ce type de documents à la suite de la publication en 2003 du corpus complet des entretiens public et des conférences sous la direction de Dominique Bertelli et de Mireille Ribière. Mais il faut aussi reconnaître que l’une des limites que présente l’utilisation des révélations publiques dans le contexte d’une étude de genèse consiste en ce que ces révélations ont, le plus souvent, été faites ultérieurement au travail de composition ou de 6 Flaubert à l’œuvre, sous la direction de Raymonde Debray-Genette (Paris : Flammarion 1980). L’inventaire de la bibliothèque personnelle de Georges Perec, établi par Eric Beaumatin et Paulette Perec, confirme que Perec possédait un exemplaire dédicacé de cet ouvrage. Le Cabinet d’amateur. Revue d’études perecquiennes / 3 rédaction et que la mémoire des détails et des micro-évènements y est parfois imprécise, soit parce qu’elle fait défaut, ou tout simplement parce qu’elle n’est pas sollicitée par l’interlocuteur. Dans les entretiens et écrits de Perec évoquant la genèse de La Vie mode d’emploi, je n’ai toutefois pas identifié le dessein retors de troubler sciemment le jeu en fournissant des informations faussées en rapport avec la composition de son texte : la plupart du temps, ces informations concordent avec ce que révèle l’analyse des documents de genèse, même si Perec — on s’en doute — a plutôt tendance à n’offrir que des confidences partielles : il se garde bien de tout dévoiler et, par moments, il dévoile même très peu. Il a lui-même admis : « Finalement, je ne sais pas si je sais parler de ce que je fais [...] »7 ; et ailleurs « Le « comment j’ai écrit certains de mes livres » ne peut être qu’un mensonge »8. Le dossier génétique de La Vie mode d’emploi est d’ailleurs remarquable par l’absence presque totale de commentaires : il est rare, en effet, que Perec prenne du recul face au travail en cours pour expliquer ou commenter explicitement ce qu’il est en train de faire. Mais étant uploads/Litterature/ constantin-les-manuscrits-de-la-vie-mode-d-x27-emploi-pdf.pdf
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- Publié le Aoû 28, 2021
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