Carole Lipsyc Construction de la perspective, construction du sens : la respons

Carole Lipsyc Construction de la perspective, construction du sens : la responsabilisation du lecteur dans le Récit Variable Dès lors que la métaphore n’est pas considérée comme un outil d’ana- lyse critique mais comme un procédé rhétorique, il ne va pas de soi de faire jouer le concept de perspective en littérature. La perspective est, en effet, définie comme la représentation de l’espace tridimensionnel sur une surface plane et elle est associée aux arts visuels. La littérature, n’étant généralement pas classée parmi les arts visuels ni parmi les arts de l’espace, ne devrait donc pas a priori être le champ d’expression de la perspective. Il convient cependant, au lieu de les prendre pour acquis, de ques- tionner ces deux postulats sur la perspective et sur la littérature et de vérifier si, d’une part, la perspective dépend exclusivement du visuel et si, d’autre part, la littérature – surtout lorsqu’elle quitte le champ de l’imprimé – n’est pas un art spatial. Une telle enquête requiert un point de vue cognitif, comme le propose Dominic Lopes dans son article sur les images tactiles : « Historians, critics and art theorists stand to gain by the enormous progress that has been made in recent decades in the psychology and neurobiology of perception 1. » C’est donc avec ces deux questions en toile de fond – perspective et vision, littérature et espace – que j’aborderai la problématique de la perspective dans le récit variable, nouveau genre littéraire de l’époque numérique. J’explorerai la dimension spatiale de cette forme littéraire ainsi que l’existence réelle et non métaphorique de la perspective en son sein, une perspective dont la responsabilité de la construction incombe en partie au lecteur. Il sera alors possible de commencer à interpréter ce que cette perspective, en tant que forme symbolique, dévoile sur la rela- tion de l’individu à son environnement à l’heure du « virtuel ». La perspective organise ce que l’on voit, en particulier l’emblématique perspective centrale, qui construit l’image comme une vue au travers d’une fenêtre : « notre regard traverse (le plan devenu transparent du 37 support) pour plonger dans un espace extérieur imaginaire qui contien- drait tous ces objets en apparente enfilade 2 ». Depuis l’Antiquité elle est en œuvre, au travers de la skênographia, dans les décors de théâtre, dans la construction des temples et dans celle des statues monumentales. La Renaissance l’institutionnalise en peinture, et de nos jours elle connaît la suprématie au travers de la restitution photographique, qui l’a élevée – avec sa toute-puissance réaliste – au rang de représentation absolue. Il est donc difficile, dans cette longue tradition, de dissocier perspective et vision. Pourtant, les travaux du psychologue canadien de la perception, John M. Kennedy, et de son équipe ont montré, dès les années 1980, que les aveugles qui dessinaient des images tactiles en relief utilisaient spon- tanément différents types de perspective, dont la perspective centrale avec point de fuite pour représenter la distance 3. Dominic Lopes 4 s’appuie sur ces travaux pour prouver, notamment, la nature « spatiale » et non « visuelle » de la perspective, car si même les non-voyants, à partir d’une perception haptique, représentent l’espace en perspective, c’est parce que la perspective est avant tout nécessaire au déplacement. Cette hypothèse rejoint la pensée de Bergson, qui défend que la per- ception « exprime et mesure la puissance d’agir de l’être vivant 5 » et que la représentation de l’espace dépend de la possibilité de mouvement et d’action : Notre représentation de la matière est la mesure de notre action possible sur les corps, elle résulte de l’élimination de ce qui n’intéresse pas nos besoins et plus généralement nos fonctions 6. La théorie bergsonienne est plus actuelle que jamais puisqu’elle trouve sa confirmation dans les récents travaux du neurophysiologiste Alain Berthoz concernant « l’espace perçu, l’espace vécu et l’espace conçu ». Alain Berthoz associe en effet, au terme d’un long processus d’évolution naturelle, la « perception consciente de l’espace » et la « réflexion sur ses propriétés, c’est-à-dire la géométrie », au « caractère spatial du corps et à son action dans le monde » 7. Libérée par les sciences cognitives et par la philosophie de cette res- triction essentielle à la vision, la perspective peut donc, sans aucune métaphore ni même analogie, être considérée comme l’organisation de la représentation de l’espace en vue du déplacement et de l’action. Cette définition est particulièrement utile et pertinente dans l’étude des nouvelles formes d’art immersives 8 et interactives qui apportent une dimension active et haptique à l’image : 38 Carole Lipsyc Émerge alors, dans ce troisième âge de l’image, dont le numérique est l’alphabet, ce que j’appelle des images-actées. Je préfère ce vocable à celui plus courant d’image interactive parce qu’il désigne plus claire- ment le rôle de l’acte, non plus seulement mental, mais corporel, dans nos commerces avec les images ; images qui ne sont plus faites pour être vues, mais pour être enchaînées avec des actes 9. Une telle analyse sur la dimension haptique et active de l’image peut et doit, dès lors que l’interactivité entre en jeu – c’est-à-dire dès que la nécessité du choix et de l’action de l’usager est requise –, s’appliquer au document en général et au texte en particulier. Continuer à circonscrire la représentation spatiale, le déplacement et l’action aux seules images serait une erreur du même ordre que de continuer à limiter la perspective à la vision. Là où il y a déplacement et possibilité d’action, il y a espace et représentation de l’espace, ou plutôt il y a « génération » de l’espace par notre représentation. Cependant, ne nous cantonnons pas à la seule dimension interactive : l’interactivité est un concept restreint qui s’applique exclusivement aux systèmes informatiques impliquant une interface homme-machine 10. L’exécution d’une action ou d’un choix par un usager (lecteur, spectateur ou joueur) en dehors d’un environnement informatique n’est pas inter- active mais « ergodique », du grec ergon, « travail », et hodos, « chemin ». Il est donc préférable de travailler avec la notion d’ergodicité 11, plus large et plus évocatrice que celle d’interactivité. Les littératures ergodiques sont soumises, au même titre que les images, à la problématique du choix et du déplacement : circuler de façon active et kinesthésique au sein d’un texte produit également une impression de mouvement et une représen- tation de l’espace. Le récit variable, nouveau genre littéraire de notre époque de médias numériques et pervasifs, est résolument une forme littéraire ergodique. Arrêtons-nous un instant sur cette assertion. Commençons par clarifier les termes. Un média désigne un « moyen » de transmission de l’information. Quand il est numérique, il utilise l’infor- matique et son encodage binaire pour capter, stocker et diffuser l’infor- mation. Avant le numérique, nous avons connu d’autres types de médias, par exemple l’écriture, l’imprimerie ou encore les technologies d’enregis- trement analogique. Mais la parole ou le théâtre sont aussi des médias, on l’oublie trop souvent. Les médias pervasifs – anglicisme forgé à partir de l’adjectif anglais pervasive, « envahissant, omniprésent, qui se disperse » – sont les médias de la ville, ceux qui se disséminent dans notre environnement par le Wi-Fi, le Bluetooth ou encore la géolocalisation 12. Ils nous connectent, sans fil, 39 Construction de la perspective, construction du sens en permanence, à un réseau de données. Ils nous repèrent, c’est-à-dire qu’ils traitent notre position comme une information, autant qu’ils nous livrent de l’information. Ils nous inscrivent dans un processus continuel d’émission-réception. Les médias numériques présentent, entre autres, deux particularités : – ils encodent de la même manière des données de nature sémiotique différente comme le texte, l’image, le son ou le chiffre ; – ils permettent à ces données d’être utilisées et diffusées sur des sup- ports divers : ordinateurs, téléphones portables, écrans de ville, télévi- sions, écrans de cinéma, Internet, messagerie électronique, mais aussi livre, affiche 13, etc. Si la première caractéristique est souvent débattue, en particulier à cause du continuum qu’elle crée entre toutes les données, la seconde est généralement abandonnée aux techniciens qui doivent résoudre les ques- tions de compatibilité entre les formats (on parle d’interopérabilité). Pourtant, en matière littéraire, c’est-à-dire dans une démarche esthé- tique utilisant principalement le texte, c’est cette seconde caractéristique qui nous intéresse. En effet, un récit diffusé sur Internet est un hypertexte, un récit diffusé par e-mail est un feuilleton e-mail, un récit diffusé par messages SMS est un feuilleton SMS, un récit imprimé est un livre, un texte projeté sur un écran est un récit cinétique, etc. En d’autres termes, un récit peut changer de statut quand il change de support. « Peut changer », car cette métamorphose implique qu’il y ait perti- nence entre le texte et le support : un texte apte à habiter le livre n’est pas construit comme un texte qui se joue dans les fragments, les nœuds et les sauts de l’hypertexte, ni comme un texte qui s’égrène dans les cent soixante caractères sibyllins des textos. Il ne suffit pas de numériser un roman conçu pour le uploads/Litterature/ construction-de-la-perspective-carol-lypsic-pdf.pdf

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