Question : Ces incipit romanesques respectent-ils les contraintes du genre ? Le
Question : Ces incipit romanesques respectent-ils les contraintes du genre ? Le corpus proposé regroupe cinq incipit romanesques d’auteurs et d’époques différentes. Nous découvrons « La Princesse de Clèves », que publie Madame de La Fayette en 1678, « Jacques le fataliste et son maître » datant de 1796 et écrit par Denis Diderot, « Les Misérables » écrit par Victor Hugo en 1862, la « Condition humaine » d’André Malraux publié en 1933, et enfin l’incipit de « La Modification » de Michel Butor, paru en 1957. Malgré leur différence d’époque, tous ces incipits respectent bien les contraintes du genre romanesque. En effet, nous faisons la connaissance de différents personnages, Melle De Chartres, future princesse de Clèves, Mr Myriel, évêque de digne dans les Misérables, Jacques et son maitre dans Jacques et le Fataliste dévoilés tous les quatre par le point de vue omniscient d’un narrateur extérieur au récit. Le portrait de Melle De Chartres est pauvre en détails : sa beauté « qui attira les yeux de tout le monde » (l 25) est hyperbolique et conforme aux critères de beauté de l’époque. Mr Myriel est « un vieillard d’environ soixante quinze ans » (l 2) sur lequel courent de nombreuses rumeurs. Quant à Jacques et à son maitre, Diderot n’en fait aucune description. Tout comme dans les incipit précédents nous découvrons dans la Condition Humaine, une narration à la 3ème personne du singulier : « il connaissait » (l 2) ; « il se retrouva » (l15). Cependant la focalisation interne réside. Le fait de donner le prénom du personnage « Tchen », et de nous faire percevoir ses sensations et ses pensées face au meurtre qu’il va commettre : « il savait qu’il savait qu’il tuerait » (l 18-19), nous rend proche de lui. Le personnage de Butor est un inconnu, un « vous » énigmatique, un protagoniste anonyme qui apparait surtout comme un corps. Sans en faire directement le portrait, Butor nous donne cependant des informations sur lui : c’est un homme habitué à voyager, âgé de quarante cinq ans, père de famille et partagé entre deux femmes, Henriette et Cécile. Chacun des personnages de ces ouvertures de roman est placé dans un cadre spatio-temporel réaliste donné avec plus ou moins de précisions. Il s’agit de la cour de France sous le règne d'Henri Second pour Madame de la Fayette, des villes d’Aix et de Digne dans le sud de la France en 1815 pour Victor Hugo et du 21 mars 1927 à minuit et demi dans une chambre d’une ville tropicale pour Malraux. La précision des dates et des lieux ancre ces récits dans la réalité historique et leur donne plus d’authenticité. 1815 correspond en effet à la transition entre l’Empire et la Restauration et le 21 mars 1927 au début de l’insurrection de Shanghai. Dans Jacques le Fataliste il n’y a aucun indice spatial : « le lieu le plus prochain » (l 3), ni de cadre temporel et le lecteur peut supposer qu’il est celui de l’époque de l’œuvre. Enfin dans l’incipit de la Modification, le cadre spatio-temporel est très imprécis : à une heure « matinale » (l 12), dans un train évoqué par le « panneau coulissant » du premier paragraphe. Dans ces incipit les points de départ des intrigues sont également donnés. Madame de la Fayette y décrit la cour d’Henri second, les personnages qui y évoluent, les divertissements qui s’y pratiquent. Dans Jacques le Fataliste l’auteur introduit une conversation entre deux personnages, Jacques et son maitre et entre le narrateur et le lecteur. Dans les Misérables, le lecteur découvre la vie de l’évêque de Digne avant et après la Révolution de 1789, ainsi que les conséquences tragiques de cet événement historique sur la vie de ce personnage. Dans l’incipit de la condition humaine l’entrée « in medias res » plonge le lecteur au cœur de l’action et du drame par l’intermédiaire d’une double question : « tenterait-il », frapperait-il » (l 1). Le héros est en proie à des interrogations devant l’action à accomplir : un meurtre. La situation initiale de la modification est le départ en voyage en train du personnage. Ce héros est fatigué, inquiet du vieillissement qu’il ressent, et peine à se réveiller. Ainsi ces ouvertures de romans répondent- ils bien aux fonctions informatives traditionnelles de l’incipit. La fonction primordiale d’un début de roman est d’établir la communication : le texte cherche à séduire le lecteur afin de lui donner le désir de poursuivre sa lecture tout en témoignant d’une certaine conception quant à la manière de raconter l’histoire. Pour produire l’intérêt romanesque, l’écrivain dispose de multiples ressources. Madame de la Fayette elle aussi laisse planer le mystère sur son héroïne car son incipit semble incomplet car nous n’avons pas la présentation du personnage féminin éponyme du roman. Tout ce que l’on sait d’elle se résume à son aspect esthétique ; « une beauté » (l 25). De la même façon, Hugo motive son lecteur en lui décrivant un personnage mystérieux : Mr Myriel, dont la vie présente des zones d’ombre et dont ce qu’on connait n’est basé que sur des commérages : « les bruits et les propos qui avaient couru sur son compte » (l 4). Dans ces deux incipit, l’esprit est en alerte : les hypothèses sont multiples. Diderot joue avec l’attente du lecteur. En commençant par une question : « comment s’étaient-ils rencontrés ? » (l 1), par un dialogue entre le lecteur et le narrateur, il bouleverse les règles habituelles du récit. Il répond aux interpellations impatientes du lecteur par une sorte d’indifférence : « que vous importe » (l 2) avant de donner la parole aux personnages. Le narrateur prend ainsi le risque de voir le lecteur le quitter. Mais c’est précisément cette distance ironique qui pique la curiosité du lecteur. Malraux et Butor quant à eux jettent le lecteur au cœur de l’aventure grâce à leur incipit « in medias res », la dramatisation immédiate de l’action l’arrache au monde banal où il se trouve et lui fait souhaiter connaitre la suite de l’action en cours. Tchen va-t-il tuer un homme ? De plus l’auteur nous renseigne peu sur les circonstances de l’action et suscite ainsi encore plus la curiosité du lecteur. L’incipit de la modification déroute également le lecteur par l’utilisation de la 2ème personne du pluriel qui permet de suivre le personnage et crée un lien tout particulier avec lui. Enfin, l’incipit doit également témoigner d’une certaine conception quant à la manière de raconter l’histoire. Madame de la Fayette et Victor Hugo choisissent d’inscrire leur roman dans la veine réaliste. Tous les deux ancrent leur récit dans un contexte historique réel et dans la Princesse de Clèves, avec des personnages ayant existés. Ils utilisent un incipit statique qui décrit précisément les personnages, leur vie, le contexte historique. Diderot et Butor revendiquent un incipit dit suspensif original qui transgresse la norme. Dans Jacques le Fataliste, le dialogue que le narrateur instaure avec le lecteur rompt l’illusion romanesque dans laquelle le lecteur pourrait se plonger. Diderot organise un brouillage des genres. Son texte tient à la fois de la comédie, du conte, lorsqu’il raconte les histoires des amours de Jacques, et du théâtre dans le dialogue entre Jacques et son maitre. Descriptions et narration, projections dans le futur et retours en arrière, les pensées du personnage et la perception des objets sont étroitement mêlés dans l’incipit de Michel Butor. Malraux quant à lui a choisi un incipit dynamique qui refuse les ralentissements descriptifs et repose sur l’angoisse et les interrogations du personnage en prise avec sa conscience. Il donne peu d’informations sur le personnage et les motifs de son action. Ainsi, le corpus qui nous est proposé illustre belle et bien les fonctions habituelles d’un incipit tout en mettant en évidence la singularité des textes et la démarche styliste des auteurs. uploads/Litterature/ corpus-incipit.pdf
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- Publié le Fev 08, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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