1 Théorie des dispositifs Développée durant une quinzaine d’années dans le cadr
1 Théorie des dispositifs Développée durant une quinzaine d’années dans le cadre du séminaire “La scène” dirigé par Marie-Thérèse Mathet, la théorie des dispositifs a fait l’objet de diverses approches qu’on retrouvera dans les publications de l’équipe. Les trois extraits suivants en donnent un aperçu. I/ Vers une poétique des dispositifs (Ph. Ortel). Pages 1-10 II/ Enjeux contemporains du dispositif (Stéphane Lojkine). Pages 11-18 III/ Le dispositif au théâtre (Arnaud Rykner). Pages 19-22 I/ Vers une poétique des dispositifs Extrait 1 (définition) Source : « Vers une poétique des dispositifs », Discours, image, dispositif, dir. par Philippe Ortel, Paris, l’Harmattan, 2008, p. 33 et suiv. Sous sa forme la plus élémentaire, un dispositif peut être uniquement technique (I), comme celui de la mise à feu, par exemple, mais, comme on l’a vu plus haut à propos du simultanéisme, la vie sociale associe généralement à ce soubassement physique deux autres composantes, l’une pragmatique (II), fondée sur un échange entre actants, qui peut relever de la communication, mais aussi, plus largement des affaires humaines (le ta pragmata des grecs), l’autre symbolique (III), correspondant à l’ensemble des valeurs sémantiques ou axiologiques s’y attachant. Ainsi, sur la scène terroriste1, une bombe (niveau technique) cherche à communiquer médiatiquement (niveau pragmatique) un message politique (niveau symbolique). De même, la rhétorique offre un dispositif complet puisqu’elle véhicule des valeurs (III), en déployant un art de persuader (II), mobilisant lui-même une mémoire (memoria) et un corps (actio), autrement dit les moyens physiques sans lesquels la performance n’aurait pas lieu (I). Enfin, une émission télévisée2 1 Voir à ce propos Les Cahiers de médiologie, « La scène terroriste », n° 13, premier semestre 2002. 2 Sur les dispositifs télévisuels voir dans le numéro d’Hermès (op. cit .), Alain Flageul, « Télévision : l’âge d’or des dispositifs, 1963-1983 » (p. 123-130), Noël Nel « Des dispositifs aux agencements 2 suppose une scénographie spécifique (I), visant elle-même l’immersion du spectateur (II) et, par ce biais, la transmission de valeurs ou d’informations (III), même dans le cas d’un simple divertissement. Ce modèle à trois termes est plus lourd à penser et à utiliser qu’une simple structure (A versus B) mais rend mieux compte de la complexité du réel, du processus mimétique dans son ensemble ainsi que des réalités mises en scène dans les œuvres. Il permet de déplier ce que des définitions plus synthétiques condensent, comme celle proposée récemment par le philosophe Giorgo Agamben dans une conférence en partie consacrée à Foucault : « […] j’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants3 ». La question principale est bien de savoir comment les relations techniques régulent les relations humaines. Les débats viennent de ce qu’on privilégie souvent mentalement un des niveaux du dispositif, alors même que les trois sont souvent impliqués. Il y a un usage restreint du terme, qui met l’accent sur sa seule dimension technique, ou sur la seule dimension pragmatique — une thérapie de groupe suppose un certain « dispositif » — et un usage plus large, impliquant toutes les composantes. On rencontre d’ailleurs les mêmes ambiguïtés s’agissant de la notion de « scène », puisque ce terme désigne tantôt la scénographie, c’est-à-dire le soubassement physique de la rencontre entre les personnages (I), tantôt la rencontre elle-même (II). Quant à la dimension symbolique, plus abstraite, généralement désignée comme « système », on l’oublie souvent, alors qu’elle peut être la matrice du dispositif tout entier : quand on « fait une scène », par exemple, c’est généralement au nom de principes. L’éclat, dans ce qu’il a d’imprévisible et par conséquent de non scénique, préexiste au chronotope de la scène et à l’interaction entre les protagonistes. Il joue un rôle instituant, en prenant la forme de ce que Stéphane Lojkine appelle le « continuum réel-symbolique4 » : le scandale est à la fois un événement issu du réel — l’explosion de colère se manifeste physiquement — et l’expression de valeurs. Ce continuum, antérieur à toute configuration, est la matrice du dispositif scénique5. Comment ces trois composantes s’articulent-elles ? Un élément commun rend la chose possible : la césure. Elle traverse de part en part n’importe quel dispositif, comme le suggère le télévisuels (1969-1983) » (p. 131-141) et Guy Lochard, « Parcours d’un concept dans les études télévisuelles » (p. 143-151). 3 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, traduit de l’italien par Martin Rueff, Paris, Rivages poche, 2007, « Petite biliothèque », p. 31. 4 Notamment dans « La déchirure et le « faire surface » : dynamique de la scène dans Les confessions de Jean-Jacques Rousseau », pp. 223-239, La Scène. Littérature et arts visuels », textes réunis par Marie- Thérèse Mathet, Paris, l’Harmattan, 2001, p. 223 et suiv. 5 Voir Littérature et brutalité, textes réunis par Marie-Thérèse Mathet, Paris, l’Harmattan, 2006. 3 préfixe « dis », dans lequel se dit la séparation des parties au sein d’une même unité. Il y a d’abord la césure technique du dispositif : la mèche et le tonneau de poudre se distinguent l’un de l’autre. Puis vient sa césure pragmatique : une interaction entre des actants suppose qu’une certaine distance les sépare, laquelle varie selon les cultures, comme l’a bien montré la proxémie6 ; enfin une valeur, qu’elle soit sémantique ou axiologique, se définit, on l’a rappelé plus haut, par opposition à une autre, donc là aussi au sein d’un écart, c’est-à-dire d’une distance mentale. Pourtant, dans un premier temps ces différentes césures affichent surtout leur différence de nature. Le niveau physique du dispositif, dominé par les relations d’objet à objet (la mèche et l’explosif), est le théâtre de la contiguïté — coexistence spatiale, succession temporelle — et, éventuellement, de la causalité comme dans les rouages d’un mécanisme. Sur cet ensemble de contiguïtés, qu’on peut qualifier de « chronotopiques7 », se greffent les relations de sujet à sujet (pragmatiques), fondées, comme on le sait, sur la réciprocité. Daniel Bougnoux le rappelle, alors que la relation technique entre le marteau et le clou est linéaire (de A vers B), entre êtres vivants chaque action entraîne une réaction (de B vers A)8. Un dialogue un peu vif où chacun se « renvoie la balle » se nourrit de ces allers et retours, en boucle. Même réciprocité dans les affaires humaines en général (une action juridique, par exemple, appelle une réponse juridique). Dans des cas plus subtils, comme la relation du lecteur à un texte, le rapport de sujet à objet prend la forme d’une relation « quasi pragmatique », dans la mesure où l’activité herméneutique procède d’un échange au cours duquel on place dans le texte : ou bien ce qu’un autre y a mis et qu’on interroge, ou bien ce qu’on y met nous-mêmes, notamment les codes et représentations mentales à l’aide desquels on le comprend. Au cours du déchiffrement, le texte perd son objectalité pour devenir un quasi-partenaire. De même, plus les machines deviennent intelligentes, plus la réciprocité s’instaure entre les hommes et elles, décloisonnant les deux domaines autrefois séparés du fait technique et du fait pragmatique. Enfin, les valeurs positives ou négatives véhiculées par un dispositif sont fondées sur la polarité, puisque toute valeur, sémantique ou axiologique, émane du jeu différentiel de termes 6 Le chercheur américain E.T. Hall définit ainsi la proxémie : "Le terme de 'proxémie' est un néologisme que j'ai créé pour désigner l’ensemble des observations et théories concernant l’usage que l’homme fait de l’espace en tant que produit culturel spécifique » (« Culture et communication », La Dimension cachée, Paris, Seuil, "Points", 1978, ch. 1, p. 13 (Première édition : The Hidden Dimension, 1966. Première traduction : Paris, Seuil, 1971). 7 Le chronotope, inventé par Bakhtine dan les années 1930, (Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, Paris, Gallimard, 1978, , pp. 237-398), désigne une trame d’espace-temps constitutive de l’univers fictionnel et dont la nature change avec les époques : « Dans le chronotope de l’art littéraire a lieu la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret » (p. 237). Il insiste sur le fait que toute « scène » de roman concentre les événements, les idées émises par l’auteur, autour d’un chronotope qui les concrétise : « « Le chronotope, principale matérialisation du temps dans l’espace, apparaît comme le centre de la concrétisation figurative, comme l’incarnation du roman tout entier » (p. 391). 8 Daniel Bougnoux, La Communication par la bande, Paris, La Découverte, 1992, ch. III, p. 39. 4 opposés. Le modèle structural, qui assigne toute valeur, sémantique ou axiologique, à un système de différences, n’est donc pas invalidé par une théorie des dispositifs mais ne représente qu’une de ses trois composantes. La ligne matérielle (AB), la boucle pragmatique (A ⇔ B) et la relation oppositionnelle (A/B) : tel est le graphe auquel on peut réduire, pour finir, notre modèle. Répétons-le : à côté des dispositifs « simples », uploads/Litterature/ critique-dispositifs.pdf
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