212 Est-ce que ce que vous entendez est joli ? ou beau ? ou légal ? ou tolérabl

212 Est-ce que ce que vous entendez est joli ? ou beau ? ou légal ? ou tolérable dans la société polie ou aucune autre ? Ce que vous entendez est, par-delà toute computation, musique sauvage et dangereuse et meurtrière à tout équilibre de la vie humaine telle que la vie humaine est ; et rien ne peut égaler le viol que la musique opère sur toute cette mort ; rien sauf n’importe quoi, – n’importe quoi dans l’existence ou le rêve, n’importe où grossièrement perçu vers sa dimen- sion vraie. James Agee, Louons maintenant les grands hommes,19411 Thème A. Retours à… ? Que faire, aujourd’hui en danse, de la douleur et de la vio- lence, du désir et des pleurs, du deuil et de la honte ? Et que pouvait-on bien en faire, au mitan des années 2000, lorsqu’à l’apogée d’une danse dite conceptuelle et réflexive à laquelle il avait lui-même plus que participé, Buffard nous gifla de ses Inconsolés ? Le caractère haute- ment transgressif des Inconsolés ne tient pas, ou du moins pas seulement, à la représentation crue de l’homo- sexualité masculine sur le plateau. Il tient surtout à la radicalité et à la précision de la réponse apportée à une question : comment, après l’ascèse et les différents vœux de pauvreté du mouvement conceptuel, faire en sorte que la danse soit à nouveau capable de prendre en charge sur la scène ce qu’il faut bien appeler des « émotions », des « affects » ou des « larmes » ? Et comment le faire sans pour autant opérer un retour réactionnaire aux formules les plus éculées du spectaculaire, à la manipulation cachée des tripes du spectateur ? Tout d’abord, Buffard assume une source littéraire ayant fonction de quasi-livret : « Pour la première fois je suis parti d’une source littéraire, un roman de James Purdy, Chambres étroites2, histoire d’une relation triangulaire entre deux frères et un adolescent, dans le sud des États- Unis3. » Chambres étroites est un roman d’une rare vio- lence et d’une puissante étrangeté, s’achevant en forme de conte fantastique particulièrement noir et macabre : Sidney entame une relation amoureuse avec Gareth ; l’un et l’autre sont sous l’emprise physique, morale et symbo- lique d’un troisième personnage, Roy ; Sidney a tué son précédent amant, Brian, plus ou moins sur ordre de Roy ; Gareth est quant à lui responsable d’un accident de voi- ture dans lequel son père et ses deux frères sont morts, et là encore, tout laisse à penser que c’est Roy lui-même qui a manigancé l’accident. L’emprise de Roy sur les deux autres personnages ne fait que s’accroître et culmine en une scène finale dont l’horreur et le morbide sont assez difficiles à soutenir : Roy oblige Sidney à le crucifier sur la porte d’une grange (pour de vrai, avec de vrais clous), exige qu’il aille déterrer le cadavre de Brian pour l’amener à ses pieds, lui-même agonisant crucifié sur la porte. Puis la police s’en mêle et tout le monde meurt à la fin. Tel est l’arrière-fond textuel explicitement nommé par Buffard, et l’on peut retrouver bien des éléments directe- ment passés du livre à la scène : un trio sadomasochiste exclusivement masculin, la forme récurrente de l’emprise, de la domination et de la persuasion plus ou moins mal- veillante – thème explicite de Persuasion des Throbbing Gristle repris au milieu du spectacle –, et enfin l’omnipré- sence de la thématique du trauma, de l’après-coup impossible à vivre et, donc, de l’inconsolation. Pourtant, dans cette référence massive et explicite à Purdy, Buffard s’est immédiatement employé à brouiller les pistes, puisque le titre même du spectacle est emprunté, non pas à Chambres étroites, mais à la traduc- tion française d’un autre roman de Purdy, Mourners Below (que l’on pourrait sauvagement et littéralement traduire par « endeuillés ci-dessous » et que la traduc- trice française a choisi, non sans bonnes raisons, de ren- dre par Les Inconsolés)4. Là encore, il s’agit d’un trio masculin, mais cette fois d’une fratrie dont les deux aînés sont morts prématurément durant la Seconde Guerre mondiale et au sein de laquelle le cadet, encore adoles- cent, tente difficilement de survivre. Bref, encore une his- toire de deuil, de fraternité masculine et d’inconsolation. Cette manière de brouiller les pistes alors même qu’on fait explicitement référence à un texte littéraire faisant office de livret – mais alors un livret déconstruit, épar- pillé aux quatre coins de la pièce, sous forme d’éclats et de micro-histoires imperceptibles, un livret devenu infra- narratif –, cette manière de déconstruire une tradition ancestrale de la danse scénique occidentale au moment même où pourtant on y revient, peut également se repé- rer dans la réactivation des différents codes et outils habituels du théâtre et de la scène : « Les Inconsolés marquent une rupture dans mon parcours artistique. Je suis sorti de l’espace du white cube, l’espace blanc et minimaliste des galeries d’art contemporain, pour reve- nir à la black box du théâtre, avec toutes ses ressources d’éclairage, d’illusion. Il en résulte pourtant un objet spectaculaire non identifiable qui, tout en retrouvant des genres ancestraux comme le masque ou le théâtre d’om- bres, me semble échapper à ces traditions5. » Buffard reprend bien dans Les Inconsolés tous les artifices tradi- tionnels du théâtre. Et pourtant, les reprenant, il les déconstruit, les éparpille et, surtout, les fait fonctionner délibérément « à vue ». Thème B. Les larmes. De la parole au chant, de l’Erlkönig (Le Roi des Aulnes) de Goethe à celui de Schubert, de la déclamation du poème par Georg von Buchloh à la reprise du lied par Georgette Dee lors de son concert au Deutsche Oper de 1999, telle est la boucle affective et lyrique dans laquelle Buffard a choisi d’insérer ses Inconsolés. Entre ces deux termes, des bouts de corps, un théâtre d’ombres, et l’après-coup d’un trauma. Un pendu, aussi. Et un chant à vous tirer des larmes. Peut-être faut-il parfois s’en tenir aux hypothèses les plus simples. Et si Les Inconsolés, tout orientés vers ce chant final, visaient en fait à simplement nous autori- ser à pleurer, en conscience, sans mièvrerie, sans complai- sance, et sans consolation ? T el est le chemin que je suivrai ici, en hommage à Alain Buffard et Alain Ménil6. Thème A. Triolisme et parcellisation des corps. Comme le dit fort bien Miossec dans Évoluer en troisième division, chanson tirée de son premier album Boire, « c’est con les jeux de balles quand on est à trois, y en a toujours un qui touche que dalle… ». On pourrait discuter longtemps des avantages et des inconvénients de l’inté- ressante pratique du triolisme. Outre sa dimension très légèrement transgressive, elle permet surtout à Buffard de résoudre une difficulté tout à la fois artistique et tech- nique. Si « le problème posé au départ par le roman de James Purdy était comment montrer deux hommes, voire trois, faire l’amour sur un plateau7 », on comprend que le choix du trio, et non du duo, libère immédiatement la représentation de la sexualité de toute forme de complé- tude ou de fusion. Faire l’amour à trois, c’est entrer dans une instabilité constante des rôles et des positions, dans toutes les coalitions et variantes possibles du « 2 + 1 », et dans un échange permanent des places de dominant et de dominé. Ce que démontre magistralement la première partie de la pièce. L’autre solution, technique et artistique, consiste dans la parcellisation des corps ainsi que dans le masque et les ombres : « Je voulais évoquer la complexité de certaines relations affectives et sexuelles. Pour créer une distance mais aussi faire voir les choses, j’ai composé des parti- tions de mouvement non pour les corps tout entiers, mais pour des parties de corps, et j’ai recouru aussi aux ombres et aux masques : il en résulte une indifférenciation des per- Les Inconsolés ou la noirceur lyrique du désir Frédéric Pouillaude Quelques notes sur des larmes 213 sonnages, on ne sait plus très bien qui est qui, qui fait quoi, ce qui permet de proposer une autre vision des choses, y compris des situations violentes et très crues8. » Thème B. Fantômes et hallucinations. En lien avec sa teneur même, et notamment sa deuxième partie (celle du théâtre d’ombres), Les Inconsolés possède un étrange pouvoir hallucinatoire et fantasmatique. Par deux fois, je me suis surpris à me souvenir de choses dans la pièce qui n’y étaient absolument pas, et à y croire dur comme fer jusqu’à ce que des discussions prolongées avec les créateurs finissent par me convaincre de mon erreur. Première hallucination. Dans mon souvenir de la perfor- mance de 2005, j’étais persuadé que, lors de la scène finale de pendaison, un pantin avait été substitué à l’inter- prète et qu’une pendaison réelle avait effectivement lieu, et non pas seulement le simple geste de passer la corde autour du cou. Autrement dit, le dernier vers de Goethe/Schubert/Georgette Dee, « In seinen Armen das Kind war tot 9 », avait uploads/Litterature/ pouillaude-les-inconsolees-ou-la-noirceur-lyrique-du-deesir-alain-buffard-5-3-2020-320-pages-p5-7-pdf.pdf

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