1 INTRODUCTION « Salammbô, traduit du Carthaginois »1 1 titre d’une série de ca
1 INTRODUCTION « Salammbô, traduit du Carthaginois »1 1 titre d’une série de caricatures sur Salammbô publiées par Morel-Retz, dit Stop, dans Le Journal amusant, 10 janvier 1863, p. 4-6. 2 Pour Flaubert, écrire sur Carthage, c’est vivre la souffrance du traducteur. Un rapide survol des lettres dans la période 1857-1862 permet de prendre la mesure de l’épreuve : « La difficulté est de trouver la note juste [...] Pour être entendu, d’ailleurs, il faut faire une sorte de traduction permanente, et quel abîme cela creuse entre l’absolu et l’oeuvre ! »2 ; « Je sens que je suis dans le faux, comprenez-vous ? et que mes personnages n’ont pas dû parler comme cela »3; « c’est une oeuvre hérissée de difficultés. Donner aux gens un langage dans lequel ils n’ont pas pensé ! »4. Ecrire Salammbô est « presque impossible. Pour être vrai il faudrait être obscur, parler charabia et bourrer le livre de notes ; et si l’on s’en tient au ton littéraire et françoys on devient banal »5. Flaubert présente les difficultés liées à la création littéraire en termes de traductologie, reprenant exactement les positions du débat de son temps entre les partisans de la traduction littérale et ceux qui s’en tiennent à la tradition des « belles infidèles ». Chacun des termes est frappé d’ironie ; « charabia » ou « françoys », Flaubert ne veut pas choisir. Il laisse ouvert le débat, au risque d’une permanente aphasie : « A chaque ligne, à chaque mot, la langue me manque et l’insuffisance du vocabulaire est telle que je suis forcé de changer des détails très souvent »6. Entre la langue obscure de Carthage (le « charabia » - le punique est une langue sémitique) et le français (le « françoys » archaïque et stérile), la langue « manque », elle souffre, et ce qu’elle évoque peu à peu s’en trouve transformé. « Je suis forcé de changer des détails très souvent » ou, si l’on veut, la recherche de cette langue manquante m’amène à dire autrement le monde auquel elle appartient – à chaque mot, à chaque ligne je réinvente Carthage depuis une langue qui lui est propre, la langue perdue et, par force, retrouvée – je forge en même temps 2 Flaubert, Correspondance, Paris, Gallimard (Pléiade), II, p. 782-83 ; lettre de novembre 1857 à Ernest Feydeau. 3 Ibid., II, p. 784 ; lettre du 12 décembre 1857 à mademoiselle Leroyer de Chantepie. 4 Ibid. , II, p. 837, Croisset, milieu d’octobre 1858, à Ernest Feydeau. 5 Ibid., III, p. 95 ; lettre du 3 juillet 1860 aux Goncourt. 6 Ibid., II, p. 845 ; lettre du 19 décembre 1858 à Ernest Feydeau. 3 que je l’apprends, dans la douleur, une langue adhérente à mon objet, et du coup mon objet devient l’émanation de cette langue imaginée. Si le lecteur ne la comprend pas tout à fait, peu importe. Le sens passera dans le rythme de la phrase, et le public se retrouvera dans la posture des Mercenaires écoutant Salammbô – écoutant Salammbô : « Elle chantait tout cela dans un vieil idiome chananéen que n’entendaient pas les Barbares. Ils se demandaient ce qu’elle pouvait leur dire avec les gestes effrayants dont elle accompagnait son discours ; - et montés autour d’elle sur les tables, sur les lits, dans les rameaux des sycomores, la bouche ouverte et allongeant la tête, ils tâchaient de saisir ces vagues histoires qui se balançaient devant leur imagination, à travers l’obscurité des théogonies, comme des fantômes dans des nuages » (p. 72)7. Que chante-t-elle ? « Les aventures de Melkarth, dieu des Sidoniens et père de sa famille » dans ses démêlés avec « la reine des serpents », épopée phénicienne qui résonne étrangement avec l’histoire de cette autre « reine des serpents », Salammbô. Elle raconte ensuite les guerres de Carthage contre ses ennemis, passant du mythe à l’Histoire ; son récit mène jusqu’au temps du roman ; il attend son prolongement de la guerre qui va commencer. Ainsi par la voix de Salammbô Carthage se chante, et ce chant c’est Salammbô : un texte écrit dans une langue que les lecteurs-Barbares ne comprennent guère mais tâchent de « saisir », bouche-bée, portés par le « rythme sacré » du poème. On peut voir dans ce chant liminaire de Salammbô, texte phénicien traduit par un Grec et retraduit par Flaubert, une représentation du roman tout entier conçu comme la traduction, à travers la fiction, d’un texte original manquant, la langue même de ce texte ayant disparu. Rien ne reste, en effet, du langage dans lequel les personnages de Salammbô ont « pensé ». En dehors des inscriptions qui « viennent heureusement combler en partie cette lacune »8, les seuls vestiges puniques connus au XIXème siècle se trouvent dans le Poenulus de Plaute, que Flaubert connaît dans le détail.9 Il est à même de régler brillamment un point 7 Les références seront prises à l’édition GF Flammarion établie par Gisèle Séginger (2001). 8 Ernest Renan, Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, Imprimerie nationale, 1855, p. 178. 9 Plaute fait partie des auteurs que Flaubert connaît par coeur et qu’il fréquente depuis sa jeunesse. En 1845, il 4 de traduction contre Guillaume Froehner, qui objecte à la présence des interprètes dans Salammbô : « Qu’avaient-ils besoin d’interprètes ? Les Carthaginois, suivant Plaute, savaient toutes les langues »10. A quoi Flaubert répondra : « Vous avez de même faussé un passage de Plaute, car il n’est point démontré dans Poenulus que ‘les Carthaginois savaient toutes les langues’ ce qui eût été un curieux privilège pour une nation entière ; il y a tout simplement dans le prologue, v. 112 : ‘is omnis linguas scit’ ; ce qu’il faut traduire : ‘celui- là sait toutes les langues’, le Carthaginois en question et non tous les Carthaginois. »11 « Celui-là », dans Poenulus, est un marchand qui s’appelle Hannon ; l’homonymie avec le suffète Hannon, pour fortuite qu’elle soit, occasionne une rencontre entre la pièce antique et le roman moderne que Flaubert signale par une citation littérale de Plaute au moment de présenter son personnage. Le prologue de Poenulus disait : Ita docte atque filias quaerit suas Et is omnis linguas scit ; sed dissimulat sciens Se scire. Poenus plane est, quid verbis opust ?12 (« C’est ainsi qu’il met toute son habileté et tout son art à chercher après ses filles. En outre, il sait toutes les langues ; mais il fait semblant, sciemment, de ne pas les savoir. C’est un vrai Carthaginois, c’est tout dire ») visite les arènes de Nîmes avec les comédies de Plaute en tête : « Je suis monté jusque sur les derniers gradins en pensant à tous ceux qui y ont rugi et battu des mains (...) Je me suis promené sur le théâtre, dans les Arènes. J’ai causé avec une garce du boxon qui est en face le théâtre, en face de ce vieux théâtre où l’on a joué le Rudens et les Bacchides, où Ballio et Labrax ont éjaculé leurs injures et éructé leurs obscénités. » (Correspondance, éd. cit., I, p. 224). Plaute est l’un de ceux qui ont communiqué à Flaubert le « frisson historique » constitutif de son « moi » rêvé ; il dit plus tard être « sûr d’avoir été, sous l’empire romain, directeur de quelque troupe de comédiens ambulants, un de ces drôles qui allaient en Sicile acheter des femmes pour en faire des comédiennes, et qui étaient, tout ensemble, professeur, maquereau et artiste. Ce sont de belles balles, dans les comédies de Plaute, que ces gredins-là, et en les lisant il me revient comme des souvenirs. » (Ibid., II, p. 152-153) 10 Guillaume Froehner, « Le roman archéologique en France », in Revue contemporaine, 31 décembre 1862, p. 853-870 ; article reproduit dans la Correspondance de Flaubert, éd., cit., III, p. 1237-1253, p. 1246. 11 Flaubert, Correspondance, éd., cit., III, p. 295, lettre à Guillaume Froehner du 21 janvier 1863. 12 Plaute, Poenulus, in Plaute, Théâtre complet, Gallimard, coll. Folio, éd. et trad. Pierre Grimal, 1971, prologue, vers 111-113. 5 Or, au chapitre VI de Salammbô, Hannon est ainsi qualifié : « C'était un homme dévot, rusé, impitoyable aux gens d'Afrique, un vrai Carthaginois. » (p. 155, nous soulignons) « Poenus plane est » : le texte latin entre, à la lettre, dans le roman. L’entrelacement s’effectue aussi par la reprise et la transposition d’un élément de scénario qui permet d’intégrer l’acte de traduire dans la fiction. Dans Poenulus en effet, on trouve un personnage d’esclave traducteur qui est l’un des modèles du Spendius de Salammbô. Rappelons l’argument : Hannon est un marchand carthaginois à la recherche de ses filles enlevées très jeunes et vendues à un leno. Le jeune maître de Milphion, Agorastoclès, est amoureux de l’une des filles ; il est carthaginois, neveu d’Hannon sans le savoir, mais il a oublié sa langue natale. Quand celui qu’il ne sait pas être son oncle vient à uploads/Litterature/ cv-in-franceza-biblica 1 .pdf
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- Publié le Sep 26, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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