Silence méditation ascèse : la musique comme antimétaphore Daniel Charles Unive
Silence méditation ascèse : la musique comme antimétaphore Daniel Charles Université de Nice-Sophia Antipolis Michel Haar le rappelait récemment, dans le quatrième essai — consacré à “La maladie native du langage” — de son Nietzsche et la métaphysique1 : la finalité du langage, pour le Nietzsche de La Naissance de la tragédie, est essentiellement “grégaire et métaphysique” ; de la “mélodie originelle des affects”, dont les modulations ne sont autres que les “fluctuations d’intensité du vouloir universel”, le langage ne nous restitue qu’une pâle imitation — version apollinienne “en clair” de l’analogue dionysiaque, nocturne, qu’en propose la musique comme art constitué, laquelle déjà n’est qu’une réplique faible, décadente, du bouillonnement premier. Imitation d’une imitation, copie d’une copie, le langage se redressera-t-il jamais ? Ce ne serait, semble-t-il, qu’au prix d’une métamorphose intérieure radicale, qui lui permettrait d’accéder au statut d’une “nouvelle écriture ”2. Le diagnostic à l’égard du langage n’est pas moins pessimiste dans le texte de 1873 Sur la Vérité et le mensonge en un sens extra-moral . Nietzsche y décrit la déchéance du langage sous les espèces d’une cascade de métaphores, c’est-à-dire de “transports” ou de “transferts” — Michel Haar parle de “transpositions” — au fil desquels se consomme la chute libre à partir de l’origine, et cela dès avant l’avènement du langage lui-même. Comment, en effet, l’excitation nerveuse se laisse-t-elle initialement appréhender, sinon au moyen de sa traduction ou transcription métaphorique en une image ? Il sera besoin d’une seconde mé- taphore pour que s’effectue la translation de cette image en un langage. Et plus le temps passe, plus s’estompe le souvenir de l’impulsion première : les sauts métaphoriques successifs ne font que gommer le référentiel de départ, si bien que le discours de vérité, celui dont se targuent les zélateurs de la science, est le plus incertain de tous, parce qu’il est le plus récent, et — partant — le plus oublieux de l’origine. Les poètes, eux, ont au moins le mérite de l’ironie : s’ils usent de métaphores, c’est avec le cynisme propre à la conscience du mensonge qu’ils sont en train de commettre. Ils métaphorisent la métamorphose elle-même, ce qui, après tout, peut sembler une manière moins mensongère de remonter le temps. Mais qu’en est-il au juste de cette variété particulière de poètes que sont les musiciens ? Michel Haar prend soin de préciser qu’il n’est nullement question, dans Vérité et mensonge..., de musique ou d’affects3 ; est-ce à dire que l’art des sons serait à exempter de toute imputation d’“entropie” métaphorique ? La Naissance de la tragédie, on l’a vu, montrait qu’il n’en était rien ; et Nietzsche ne se privera pas, en se détournant avec fracas de ce que Michel Haar appelle le “sublime wagnérien”, de remettre en cause malgré ou avec Mozart ou Beethoven, tout comme avec ou malgré l’“antithèse ironique” de Bizet, les illusions, conscientes ou non, de l’art du temps. Mais l’évolution ultérieure de cet art est-elle venue, à l’instar de ce que tend à prouver au moins partiellement l’histoire de l’art poétique au début du XXe siècle, corroborer les affirmations de Nietzsche quant à la fonction poïétique délétère de la métaphore ? Nul doute, en effet, ne subsiste aujourd’hui relativement à la façon dont furent accueillies, dans les cercles expressionnistes par exemple, les thèses nietzschéennes. Beda Allemann a rappelé quel fut le succès du slogan de la “guerre à la métaphore” inaugurée par le dramaturge Carl Steinheim, et l’importance du Programmschrift gegen die Metapher publié en 1917 par Theodor Tagger (alias Ferdinand Bruckner); de même, le poète Gottfried Benn défraya la chronique en élaborant, parallèlement au “retour” husserlien “aux choses mêmes” (zurück zu den Sachen ), son esthétique “anti-métaphorique” de la “nouvelle 1 Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique ,Paris, Gallimard, 1993. 2 M. Haar, op. cit., p. 110. 3 M. Haar, op. cit., p. 112. immédiateté” (Unmittelbarkeit ), à rapprocher également des attaques contre la métaphore déclenchées par les Futuristes — songeons au Manifesto tecnico della letteratura futurista dû à Marinetti (1912)4. Le renouveau de l’allégorie chez un Ernst Bloch5 ne confirme-t-il pas d’autre part la suspicion naturelle que tout penseur philomousikos se trouvait tenu, à dater de la publication de l’essai sur la musique inclus dans le Geist der Utopie de 1918, de professer à l’endroit du “métaphorique” comme tel ? — S’il en est bien ainsi, alors la musique instituée elle-même, considérée hors du texte nietzschéen mais à la lumière des implications de ce texte, peut être invoquée en guise de contre-épreuve : ne s’est-elle pas, avec ses moyens et objectifs propres, érigée de son côté en adversaire résolue de l’enlisement dans la métaphore ? Jusqu’à quel point lui était-il loisible de participer à la cure de Jouvence programmée par les tenants de la “nouvelle écriture” au seuil de ce siècle ? On peut se demander, en premier lieu, en quel sens le musicien use de la métaphore dans l’acception exacte — linguistique — de ce vocable. L’enquête menée à ce sujet par Vladimir Karbusicky au niveau de la syntaxe compositionnelle6 recoupe de manière suggestive ce que Nietzsche, de l’opuscule Vérité et mensonge... au Gai Savoir et à Par delà le Bien et le mal7, avait déjà fait valoir quant à l’opportunité, pour ruiner les codes établis et raviver le singulier au détriment de l’identique, d’avoir recours à la parodie. De même que les poètes évoqués dans Vérité et mensonge... se servent de la métaphore contre la métaphore et font profession de neutraliser le poison par le poison, les musiciens connaissent l’ambiguïté du pharmakon : Karbusicky montre à titre d’exemple comment le schème harmonico-mélodique de la Rêverie de Schumann peut servir de support d’embrayage syntaxique à l’intégration de l’Humoresque de Dvorak. La “translation”, dans ce cas, consiste dans l’échange entre deux “formules” sonores, lesquelles, pour n’être pas des “concepts” au sens canonique, n’en contiennent pas moins “une certaine charge sémantique” dont le déplacement met en jeu une incontestable vis comica — du moins pour un auditeur musicalement éduqué. Là, cependant, réside la limite du procédé : qu’il s’agisse en somme d’une facétie d’artiste de cabaret témoigne à l’évidence du caractère d’exception que revêt tout usage musical d’un geste linguistique . Le “rajeunis- sement” ainsi obtenu ne saurait être qu’éphémère : il est de toute façon trop intellectuel. Il est en revanche un domaine au sein duquel la métaphore joue à plein, et sans que s’y profile la moindre ombre d’ironie : celui, non certes directement musical mais essentiel (depuis Nietzsche en tout cas) à l’épanouissement de la musique, du discours que l’on tient à propos de l’art des sons. Voici ce qu’en dit Karbusicky : Le champ d’action le plus efficace du principe métaphorique se situe normalement à l’intersection des deux systèmes langagier et musical. Rien de ce qui se profère à propos des contenus musicaux ne saurait échapper à une imprégnation métaphorique prédominante ; ainsi s’explique la préférence de l’herméneutique musicale pour des images adventices introduites en contrebande au sein du flux langagier.8 Sans mettre sur la sellette la seule “herméneutique” musicale, mais en élargissant le diagnostic de Vladimir Karbusicky à l’ensemble des discours critiques que suscite la musique, 4 Sur ces auteurs, et en général les théories de la métaphore après Nietzsche, cf. Beda Allemann, “Metaphor and Antimetaphor”, in Stanley Romaine Hopper et David L. Miller (eds.), Interpretation : The Poetry of Meaning, New York, Harcourt, Brace and World, 1967, p.108-10. 5 Bloch oppose symbole et allégorie : le symbole se boucle sur une métaphore unique, l’allégorie prévient tout enfermement en changeant perpétuellement de métaphore, ce qui permet d’accéder, via la métamorphose, à l’altérité. Cf. sur ce point la conclusion, “Vers une philosophie de l’allégorie”, à l’exposé de Gérard Raulet, “L’Utopie concrète à l’épreuve de la post-modernité, ou : Comment peut-on être blochien ?” in Ernst Bloch et Györgi Lukàcs un siècle après, Actes du Colloque tenu au Goethe Institut, Paris 1985 (Arles, Ed. Actes Sud 1986), p. 281-283. Bloch, on le sait, se réclamait de Nietzsche. 6 Cf. Vladimir Karbusicky,”’Signification’ in music : A metaphor ?” in Eero Tarasti (ed.), The Semiotic Web (Approaches to Semiotics 78, dir. Thomas A. Sebeok and Jean Umiker-Sebeok), Berlin, Mouton-de Gruyter, 1987, p. 430-444. 7 M. Haar, op. cit., p. 119. 8 Vl. Karbusicky, op. cit., p. 437. on conviendra avec Roland Barthes que le “culte de l’adjectif” qui s’y épanouit dessert la cause qu’il croit servir. La métaphore, ici, apparaît doublement superflue ; elle n’en con- ditionne pas moins bon nombre d’appréciations soi-disant esthétiques et en fait seulement culinaires, puisque son emploi systématique revient à ravaler le jugement de goût à ce que stigmatisait Wittgenstein : il ne s’agit guère que de se demander “quelle est la meilleure sorte de glace à la vanille”9 ; on est loin, à ce régime, de la “nouvelle écriture” qu’appelait Nietzsche de ses vœux. On invoquera cependant à propos du bon usage de la métaphore dans le domaine musical une troisième possibilité, absente de l’analyse de Karbusicky mais mentionnée par un autre musicologue de renom, Carl Dahlhaus, et qui uploads/Litterature/ daniel-charles-la-musique-comme-antimetaphore 1 .pdf
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- Publié le Jul 08, 2021
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