Daniel Mornet LA PENSÉE FRANÇAISE AU XVIIIe SIÈCLE Paris: Librairie Armand Coli

Daniel Mornet LA PENSÉE FRANÇAISE AU XVIIIe SIÈCLE Paris: Librairie Armand Colin, 1926 AVERTISSEMENT Je ne me suis pas proposé dans cet ouvrage, qui devait être bref, de publier une nouvelle histoire sommaire de la littérature du XVIIIe siècle. Cette histoire existe dans les histoires générales de la littérature française; je l’ai moi- même écrite; et je n’avais pas la prétention, en 220 pages, de la renouveler. Par contre on n’a pas donné d’histoire méthodique et suivie de la pensée française. Les tableaux qu’on en a tracés restent nécessairement confus parce qu’il s’y mêle l’histoire de l’art, du goût, des tempéraments, parce que l’étude des génies originaux fait perdre un peu de vue celle des courants généraux de la pensée, des mouvements d’opinion; ou bien ces tableaux sont incomplets et partiaux; du 2 moins je crois qu’ils le sont. J’ai donc tenté d’écrire l’histoire non plus de quelques grands hommes ou de «genres littéraires», mais de la vie intellectuelle et morale de la nation, de 1700 environ à 1789. J’ai tâché d’être, de mon mieux, un historien impartial. Je n’ai jamais voulu dire (sinon, sans le vouloir): «ces choses furent bonnes, ou mauvaises», mais seulement: «voici ce que furent les choses». C’est au lecteur à en tirer les conclusions qui lui conviennent. J’ai supposé connus du lecteur les grands faits de l’histoire littéraire du siècle et le sens général des œuvres essentielles. Il m’était impossible de les rappeler sans rompre constamment le cours de l’exposé. Toutefois les ouvrages de cette collection s’adressent même à ceux qui ignorent — ou ont oublié — les éléments du sujet auquel ils veulent s’initier. J’ai donc fait précéder mes chapitres d’indications succinctes, mais suffisantes, sur la vie et l’œuvre des principaux auteurs dont la pensée est analysée. Un court index alphabétique permet de retrouver la notice de chacun de ces auteurs. PREMIÈRE PARTIE - LES SURVIVANCES DE L’ESPRIT CLASSIQUE CHAPITRE PREMIER - LES DOCTRINES LITTÉRAIRES NOTICE HISTORIQUE: Au XVIIIe siècle le grand poète dramatique et épique, c’est Voltaire. Même, jusque vers 1750, beaucoup de lecteurs ignorent ou feignent d’ignorer qu’il est philosophe pour ne se souvenir que de ses «chefs- d’œuvre» poétiques. VOLTAIRE (anagramme de Arouet-l [e] J[eune]) naît à Paris en 1694. Son père lui laisse quelque fortune et il se lance dans la vie mondaine et la littérature. Il fait jouer avec grand succès, en 1719, la tragédie d’Œdipe. 3 Quelques impertinences et une querelle avec le chevalier de Rohan le font exiler en Angleterre (1726-1729). A son retour, il fait jouer, glorieusement, de nouvelles tragédies, Brutus (1730), Zaïre (1732) et donne un bon ouvrage d’histoire, sérieusement documenté, l’Histoire de Charles XII. Puis il résume ses expériences d’Angleterre et les leçons de philosophie qu’il y a prises dans les Lettres philosophiques (1734). Le livre est poursuivi et Voltaire se réfugie à Cirey, chez la marquise du Châtelet. Il remporte toujours de grands succès au théâtre avec Alzire (1736), Mérope (1743), etc... Pendant quelques années il tente à nouveau les succès officiels et la vie de cour, est nommé gentilhomme de la chambre, historiographe de France, académicien. Jaloux de Crébillon, il fait jouer trois tragédies (Sémiramis, Rome sauvée, Catilina) pour rivaliser avec les siennes. Mais ses impertinences inquiètent. Il se sent suspect et accepte l’invitation de Frédéric II. Il arrive à Potsdam en 1750. [Pour la deuxième période de la vie de Voltaire, voir p. 35]. Parmi les autres auteurs tragiques du XVIIIe siècle, un seul mérite d’être mentionné, non pour son mérite, mais pour l’admiration qu’il suscita, c’est Crébillon (1674-1762) qui mit à la mode des tragédies de «terreur»: Atrée et Thyeste (1707), Électre (1708), Rhadamiste et Zénobie (1711), etc... Les principaux auteurs comiques sont: Regnard (1655-1709) qui a laissé des comédies toujours amusantes par leur verve et leur esprit: Le Joueur (1696), Les Folies amoureuses (1704), Le Légataire universel (1708); Lesage (1688- 1747) qui écrivit de très nombreuses pièces pour le théâtre italien et une bonne comédie de mœurs, Turcaret (1709), où il raille durement la sottise féroce des financiers; Dancourt (1661-1725) qui a laissé des pièces de style et de conduite médiocres, mais où il y a une peinture assez puissante des mœurs contemporaines (Le Chevalier à la mode, Les Bourgeoises de qualité, Les Agioteurs, etc...). (Pour les comédies de Marivaux, voir p. 16). Les principaux romanciers sont: Lesage dont Le Diable boiteux (1707) est imité d’assez près d’un roman espagnol de Guevara. Son roman de Gil Blas (1715-1747) imite également plusieurs ouvrages espagnols; c’est un roman d’intrigue fantaisiste et compliquée, mais où il y a un caractère vivant, celui de 4 Gil Blas, et de pittoresques peintures de mœurs. L’abbé Prévost (1697-1763) a mené une vie d’aventurier. Il était d’humeur fort inquiète. Les Mémoires d’un homme de qualité (1728-1731), son Philosophe anglais ou les Mémoires de Cleveland (1732) sont des romans d’intrigue fort romanesques, mais où il peint des âmes tourmentées et déjà romantiques. Manon Lescaut, histoire brève et vigoureuse, paraît en 1731. (Pour les romans de Marivaux, voir p. 16). Vauvenargues (1715-1747) fut un officier obscur, qui rêva la gloire. Mais pendant la dure retraite de Prague (1742), il contracta des infirmités qui ruinèrent sa santé et le condamnèrent à l’inaction. Il mourut à trente-deux ans. Il a publié une Introduction à la connaissance de l’esprit humain, suivie de Réflexions sur divers sujets (1746). L’instruction des collèges. — L’esprit du XVIIIe siècle est évidemment très différent de l’esprit classique. Ni Voltaire, ni Diderot, ni Rousseau, ni Chénier lui-même n’auraient été compris par Boileau, Racine ou même La Fontaine. Pourtant tous les goûts et toutes les doctrines ne se sont pas renouvelés d’un seul coup. Il en est même qui se sont prolongés presque sans changement jusqu’à la Révolution, et qui l’ont traversée. Ce sont ceux d’abord que les maîtres des collèges ont organisés et enseignés. On oublie trop souvent l’influence profonde que peuvent exercer ces maîtres lorsqu’ils sont convaincus qu’ils possèdent la vérité. Or, jusqu’en 1762, ce sont les Jésuites qui dirigent la majorité des collèges. Leur méthode d’enseignement est, en 1762, à peu près exactement celle de 1660. Les collèges de l’Université, ceux des Oratoriens, des Doctrinaires, etc... ont plus ou moins, dès 1740 ou 1750, marché avec le siècle. Après 1762, un vent de réforme soufflera à travers les maisons dont les Jésuites viennent d’être chassés; nous montrerons l’importance de ces réformes. Pourtant certaines traditions, certaines convictions subsistent jusqu’à la fin du siècle, et au-delà; et ce sont elles qui ont modelé sinon les philosophes du moins les poètes, les dramaturges et les «gens de goût» du XVIIIe siècle. 5 Tout d’abord la fin de l’enseignement reste la «rhétorique». Que cet enseignement soit purement latin, comme chez les Jésuites, qu’il fasse sa place au français, comme chez les Oratoriens et un peu partout après 1762, il s’achève dans les règles de la rhétorique et les discours ou amplifications qui les appliquent. L’esprit de cette rhétorique est qu’on n’écrit pas pour exprimer ce que l’on sent, ni même ce que l’on pense; il n’est pas nécessaire d’avoir des impressions ou des opinions. Les sujets proposés sont: «un jeune homme doit désirer de mourir — Les remords qui agitèrent Néron après le meurtre de sa mère». Quand Diderot entre au collège d’Harcourt, le premier sujet qu’il traite est le «discours que le serpent tient à Eve quand il veut la séduire». A quatorze ans, ou à dix-huit, on ne songe généralement ni à la mort à la fleur de l’âge, ni aux remords des parricides. Mais peu importe. D’autres y ont songé qui s’appellent Virgile, Tacite ou Bossuet ou Massillon. Il suffit d’abord de se souvenir de ce qu’ils ont dit. Après quoi il suffit de mettre en œuvre, adroitement, ces souvenirs, c’est-à-dire d’appliquer les principes et les règles formulés par les maîtres de l’art, Cicéron, Quintilien, Boileau, le P. Rapin, et perfectionnés inlassablement par des générations de professeurs qui dictent leurs cahiers de rhétorique. La rhétorique, qui couronne l’enseignement secondaire (la classe de philosophie n’en fait pas partie), et cet enseignement tout entier n’apprennent jamais, ou presque, ni à s’interroger, ni même à réfléchir. Ils apprennent les pensées des autres et l’art de leur donner non pas le tour le plus original, mais «le plus parfait», c’est-à-dire le plus conforme aux règles. Écrire et penser, c’est imiter: imiter, pour le fond, les grands écrivains, de Virgile à Racine ou Mascaron — imiter pour la forme les préceptes des professeurs de l’art, de Cicéron à Boileau, au P. Buffier et à l’abbé Batteux. L’enseignement finira, vers 1770 ou 1780, par se transformer profondément. Mais il se transformera dans ses intentions plus que dans ses résultats. La vieille rhétorique sera discutée, condamnée, injuriée souvent. Mais c’est elle qui continuera le plus souvent à régenter jusqu’aux philosophes et aux disciples des philosophes. Après 1762 on condamnera officiellement ces tragédies, ces comédies et ces ballets «frivoles» que les Jésuites faisaient 6 représenter chaque année par leurs élèves. On mettra à leur place des exercices publics que nous connaissons bien par toutes uploads/Litterature/ daniel-mornet-la-pensee-francaise-au-xviiie-siecle.pdf

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