DU MÊME AUTEUR ESSAIS LE BÉGAIEMENT DES MAÎTRES – LACAN, BENVENISTE, LÉVI-STRAU

DU MÊME AUTEUR ESSAIS LE BÉGAIEMENT DES MAÎTRES – LACAN, BENVENISTE, LÉVI-STRAUSS… [1988], Érès, Toulouse, 1999. LES MYSTÈRES DE LA TRINITÉ, Gallimard, Paris, 1990. FOLIE ET DÉMOCRATIE, Gallimard, Paris, 1996. LACAN ET LE MIROIR SOPHIANIQUE DE BOEHME, Epel, Paris, 1998. LETTRES SUR LA NATURE HUMAINE, Calmann-Lévy, Paris, 1999. L’ART DE RÉDUIRE LES TÊTES, Denoël, Paris, 2003. ON ACHÈVE BIEN LES HOMMES, Denoël, Paris, 2005. LE DIVIN MARCHÉ, Denoël, Paris, 2007 ; Folio essais, 2012. LA CITÉ PERVERSE, Denoël, Paris, 2009 ; Folio essais, 2012. L’ENFANT FACE AUX MÉDIAS (avec Dominique Ottavi), Fabert, Paris, 2011. L’INDIVIDU QUI VIENT… APRÈS LE LIBÉRALISME, Denoël, Paris, 2011 ; Folio essais, 2015. IL ÉTAIT UNE FOIS LE DERNIER HOMME, Denoël, Paris, 2012. LE DÉLIRE OCCIDENTAL ET SES EFFETS ACTUELS DANS LA VIE QUOTIDIENNE : TRAVAIL, LOISIR, AMOUR, LLL, Paris, 2014 ; Agora Pocket, 2018. LA SITUATION DÉSESPÉRÉE DU PRÉSENT ME REMPLIT D’ESPOIR, Le bord de l’eau, 2016. LA FABLE DES ABEILLES (ET AUTRES TEXTES DE BERNARD DE MANDEVILLE), Agora Pocket, Paris, 2017. LE CODE JUPITER, Équateurs, Paris, 2018. ROMAN LES INSTANTS DÉCOMPOSÉS, Julliard, Paris, 1993. Illustration de couverture : Christel Fontes © ACTES SUD, 2019 ISBN 978-2-330-13179-1 DANY-ROBERT DUFOUR BAISE TON PROCHAIN UNE HISTOIRE SOUTERRAINE DU CAPITALISME Il est bien connu que l’or, dont le Diable fait cadeau à ses adorateurs, se change en excréments après son départ. SIGMUND FREUD Névrose, psychose et perversion, 1908. INTRODUCTION Goethe, méditant au soir de sa vie sur l’Histoire, considérait que ce “mystérieux atelier de Dieu” présentait des alternances entre de longues périodes de calme relatif et des moments de secousses telluriques brutales, des éruptions soudaines, provoquant de subites bifurcations1. Cette pensée de Goethe s’applique parfaitement à ce que je voudrais présenter ici : une éruption culturelle – comme on dit “révolution culturelle” – de forte magnitude. Elle date de trois siècles et elle a donné forme à notre monde actuel. Je veux tout simplement dire qu’on ne comprendrait rien à notre présent si l’on ne se reportait pas à ce qui s’est alors passé. Cette intuition de Goethe a été reprise par Stefan Zweig dans Les Très Riches Heures de l’humanité (1927), où il passe en revue douze moments à ses yeux essentiels de l’Histoire de l’humanité. Il s’arrête ainsi à cet instant du 29 mai 1453 qui décida de la perte décisive de Byzance par le monde chrétien ou à cette minute du 18 juin 1815 où Napoléon perdit la bataille de Waterloo. Ce sont là, écrivait Zweig dans sa préface, des moments “d’une grande concentration dramatique, porteurs de destin, où une décision capitale se condense en un seul jour, une seule heure et souvent une seule minute”. Or, Zweig ne relate pas seulement des événements cruciaux dans les domaines politique, militaire ou scientifique, mais aussi des surgissements dans la culture. Par exemple, les circonstances dans lesquelles Haendel, près d’agoniser, connaît une véritable résurrection pour composer dans la fièvre, en quelques jours à partir d’un certain 21 août 1741, son chef-d’œuvre lyrique, l’oratorio Le Messie. C’est donc un événement de cette ampleur que je voudrais ajouter à ceux que Zweig rapporte. À ceci près que, dans le texte que je m’apprête à présenter, le rôle du Messie venu sauver les hommes est tenu par… le Diable. Une innovation hérétique qui suffit à faire de ce texte un véritable brûlot philosophique puisqu’il ouvre d’emblée une question abyssale : se pourrait-il qu’à un moment précis de l’Histoire, Dieu, du temps où Il existait encore, ait envoyé le Diable en guise de nouveau Messie ? S’Il l’a fait, ce fut une belle bourde, une bourde divine. Dont il est permis de penser qu’Il en est mort. * Diable… La prise du pouvoir par l’esprit du Malin dans les affaires humaines est en effet littéralement thématisée dans un court texte datant de 1714. Un écrit aujourd’hui à peu près complètement oublié, sauf bien sûr de quelques érudits qui, telles des sentinelles, veillent aux marges de notre monde. Un essai d’une puissance visionnaire extraordinaire, au point qu’il s’avère essentiel pour comprendre notre présent. Ce court libelle (24 000 caractères, soit une douzaine de pages) s’intitule Enquiry into the Origin of Moral Virtue2 – en français, Recherches sur l’origine de la vertu morale. Il a été écrit à Londres, à l’aube de la première révolution industrielle, par Bernard de Mandeville, philosophe et médecin des maladies nerveuses, en même temps qu’inspirateur de la pensée économique libérale moderne (notamment d’Adam Smith et des utilitaristes). Mandeville, héritier d’une famille de médecins d’origine française, est né à Rotterdam en 1670. Il a suivi ses études à Leyde et obtenu son doctorat en philosophie en 1689 et son diplôme de médecine en 1691. Puis il est parti s’installer à Londres où il s’est fait connaître comme “médecin de l’âme” (“psy”, dirait-on aujourd’hui). Ces Recherches sur l’origine de la vertu morale ont été publiées la première fois en complément de l’édition de 1714 de l’œuvre la plus connue de Mandeville, La Fable des abeilles, dont il vaut de rappeler brièvement la genèse. En 1704, Mandeville avait traduit en anglais et publié une trentaine de fables de La Fontaine. Le genre lui a alors assez plu pour qu’il écrive aussitôt, en 1705, une fable de son cru intitulée La Ruche mécontente ou les Fripons devenus honnêtes. Mandeville fera distribuer son poème anonymement et sous le manteau. Le texte décrit une ruche florissante où prospèrent non seulement tous les métiers, mais aussi et surtout tous les vices. Cependant, les habitants de la ruche, qui se sentent coupables, décident d’opter pour l’honnêteté. Résultat : plus les vices disparaissent, et plus les abeilles se réjouissent, mais plus les métiers disparaissent, et plus la ruche dépérit. Comme dans toute bonne fable, celle de Mandeville contient une maxime – en l’occurrence très paradoxale : “Les vices privés font la vertu publique” et une moralité : “Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si nous voulons en retirer les doux fruits.” Mandeville développera pendant vingt-quatre ans, sur des dizaines de textes et des centaines de pages, toutes les implications de ce poème initial de 433 octosyllabes. En 1714, paraît la première édition de La Fable des abeilles. Elle comprend le poème de 1705, vingt Remarques sur la fable, plus les Recherches sur l’origine de la vertu morale. J’ai déjà longuement commenté la fable, notamment lorsque j’ai édité cinq textes de Mandeville, en 2017, précédés d’une longue présentation consacrée à sa biographie, sa pensée et sa réception3. C’est à l’occasion des recherches approfondies alors entreprises que j’ai découvert les Recherches sur les origines de la vertu morale, au contenu littéralement explosif. C’est par choix que je n’ai pas alors édité et commenté cet écrit : je voulais réserver à ce petit essai la place spéciale qu’il mérite et que je lui accorde maintenant dans le présent livre. Avant d’être proscrit et de sombrer dans l’oubli, ce petit texte n’avait pas échappé à Voltaire qui y avait fait de larges emprunts dans les chapitres VIII et IX de son Traité de métaphysique de 1734, sans toutefois mentionner le nom de Mandeville et en en affadissant beaucoup les thèses originales. Or, celles-ci étaient tellement sulfureuses qu’elles finirent, dès la seconde édition de 1723, au bûcher – il faut dire que Mandeville avait encore aggravé son cas avec un texte recommandant la fermeture des “Écoles de charité”. Ses écrits furent considérés comme pernicieux et diaboliques, et condamnés par le “Grand Jury du Middlesex” en 1723, puis, après leur traduction en français en 1740, mis à l’index et brûlés à Paris par le bourreau en 1745. Pour couronner le tout, son nom, Mandeville, fut transformé en Man Devil, l’homme du Diable. Ce fut le plus grand scandale philosophique de l’Europe des Lumières. Il en résulta un refoulement hors de la pensée légitime des œuvres de Mandeville. Un refoulement radical procédant d’une volatilisation physique atteinte dès Fahrenheit 451 quand le papier s’enflamme et que l’autodafé fait disparaître toute trace du texte qu’il portait. * Pour donner une idée des oubliettes où se trouve aujourd’hui relégué ce petit texte, nous pouvons faire usage d’un outil internet, bien connu des chercheurs travaillant sur les textes et documents. Une des fonctions de Google Books permet en effet de savoir combien de livres anciens ou modernes contiennent au moins une fois, en titre ou dans le texte, une occurrence précise. La requête (traitée en 0,84 seconde) révèle donc que 753 livres contiennent l’occurrence Recherches sur l’origine de la vertu morale, associée au nom de “Mandeville”. C’est très peu. Il suffit de prendre un autre écrit du XVIIIe appartenant au même champ de pensée, par exemple Du contrat social de Rousseau, et de comparer les scores. Le résultat est sans appel : cette dernière occurrence, associée au nom de son auteur, se trouve dans 146 000 ouvrages. En somme, pour deux cents ouvrages mentionnant le texte de Rousseau, il n’en existe qu’un évoquant celui de Mandeville4 ! Un tel écart pourrait se schématiser ainsi : le texte de Mandeville a occupé les esprits uploads/Litterature/ dany-robert-dufour-baise-ton-prochain-2019.pdf

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