Le Nabab Alphonse Daudet Publication: 1877 Source : Livres & Ebooks Chapitre 1
Le Nabab Alphonse Daudet Publication: 1877 Source : Livres & Ebooks Chapitre 1 Il y a cent ans, le Sage écrivait ceci en tête de Gil Blas : « Comme il y a des personnes qui ne sauraient lire sans faire des applications des caractères vicieux ou ridicules qu’elles trouvent dans les ouvrages, je déclare à ces lecteurs malins qu’ils auraient tort d’appliquer les portraits qui sont dans le présent livre. J’en fais un aveu public : Je ne me suis proposé que de représenter la vie des hommes telle qu’elle est... » Toute distance gardée entre le roman de Le Sage et le mien, c’est une déclara- tion du même genre que j’aurais désiré mettre à la première page du Nabab , dès sa publication. Plusieurs raisons m’en ont empêché. D’abord, la peur qu’un pareil avertissement n’eût trop l’air d’être jeté en appât au public et de vouloir forcer son attention. Puis, j’étais loin de me douter qu’un livre écrit avec des préoccupations purement littéraires pût acquérir ainsi tout d’un coup cette importance anecdo- tique et me valoir une telle nuée bourdonnante de réclamations. Jamais en effet, rien de semblable ne s’est vu. Pas une ligne de mon œuvre, pas un de ses héros, pas même un personnage en silhouette qui ne soit devenu motif à allusions, à protestations. L’auteur a beau se défendre, jurer ses grands dieux que son roman 1 n’a pas de clé, chacun lui en forge au moins une, à l’aide de laquelle il prétend ou- vrir cette serrure à combinaison. Il faut que tous ces types aient vécu, comment donc ! qu’ils vivent encore, identiques de la tête aux pieds... Monpavon est un tel, n’est-ce pas ?... La ressemblance de Jenkins est frappante... Celui-ci se fâche d’en être, tel autre de n’en être pas, et cette recherche du scandale aidant, il n’est pas jusqu’à des rencontres de noms, fatales dans le roman moderne, des indications de rues, des numéros de maisons choisis au hasard, qui n’aient servi à donner une sorte d’identité à des êtres bâtis de mille pièces et en définitive absolument imaginaires. L’auteur a trop de modestie pour prendre tout ce bruit à son compte. Il sait la part qu’ont eue dans cela les indiscrétions amicales ou perfides des journaux ; et sans remercier les uns plus qu’il ne convient, sans en vouloir aux autres outre me- sure, il se résigne à sa tapageuse aventure comme à une chose inévitable et tient seulement à honneur d’affirmer, sur vingt ans de travail et de probité littéraires, que cette fois, pas plus que les autres, il n’avait cherché cet élément de succès. En feuilletant ses souvenirs, ce qui est le droit et le devoir de tout romancier, il s’est rappelé un singulier épisode du Paris cosmopolite d’il y a quinze ans. Le roma- nesque d’une existence éblouissante et rapide, traversant en météore le ciel pari- sien, a évidemment servi de cadre au Nabab , à cette peinture des mœurs de la fin du Second Empire. Mais autour d’une situation, d’aventures connues, que chacun était en droit d’étudier et de rappeler, quelle fantaisie répandue, que d’inventions, que de broderies, surtout quelle dépense de cette observation continuelle, éparse, presque inconsciente, sans laquelle il ne saurait y avoir d’écrivains d’imagination. D’ailleurs, pour se rendre compte du travail « cristallisant »qui transporte du réel à la fiction, de la vie au roman, les circonstances les plus simples, il suffirait d’ouvrir le Moniteur officiel de février 1864 et de comparer certaine séance du corps légis- latif au tableau que j’en donne dans mon livre. Qui aurait pu supposer qu’après tant d’années écoulées ce Paris à la courte mémoire saurait reconnaître le modèle primitif dans l’idéalisation que le romancier en a faite et qu’il s’élèverait des voix pour accuser d’ingratitude celui qui ne fut point certes « le commensal assidu »de son héros, mais seulement, dans leurs rares rencontres, un curieux en qui la vé- rité se photographie rapidement et qui ne peut jamais effacer de son souvenir les images une fois fixées ? J’ai connu le « Vrai Nabab »en 1864. J’occupais alors une position semi-officielle qui m’obligeait à mettre une grande réserve dans mes visites à ce fastueux et ac- cueillant Levantin. Plus tard je fus lié avec un de ses frères mais à ce moment-là le pauvre Nabab se débattait au loin dans des buissons d’épines cruelles et l’on ne le voyait plus à Paris que rarement. Du reste il est bien gênant pour un galant 2 homme de compter ainsi avec les morts et de dire : « Vous vous trompez. Bien que ce fût un hôte aimable, on ne m’a pas souvent vu chez lui. »Qu’il me suffise donc de déclarer qu’en parlant du fils de la mère Françoise comme je l’ai fait, j’ai voulu le rendre sympathique et que le reproche d’ingratitude me paraît de toute façon une absurdité. Cela est si vrai que bien des gens trouvent le portrait trop flatté, plus intéressant que nature. À ces gens-là ma réponse est fort simple : « Jansoulet m’a fait l’effet d’un brave homme ; mais en tout cas, si je me trompe, prenez-vous- en aux journaux qui vous ont dit son vrai nom. Moi je vous ai livré mon roman comme un roman, mauvais ou bon, sans ressemblance garantie. » Quant à Mora, c’est autre chose. On a parlé d’indiscrétion, de défection poli- tique... Mon Dieu, je ne m’en suis jamais caché. J’ai été, à l’âge de vingt ans, at- taché du cabinet du haut fonctionnaire qui m’a servi de type ; et mes amis de ce temps-là savent quel grave personnage politique je faisais. L’administration elle aussi a dû garder un singulier souvenir de ce fantastique employé à crinière mé- rovingienne, toujours le dernier venu au bureau, le premier parti, et ne montant jamais chez le duc que pour lui demander des congés ; avec cela d’un naturel in- dépendant, les mains nettes de toute cantate, et si peu inféodé à l’Empire que le jour où le duc lui offrit d’entrer à son cabinet, le futur attaché crut devoir déclarer avec une solennité juvénile et touchante « qu’il était Légitimiste ». « L’Impératrice l’est aussi », répondit l’Excellence en souriant d’un grand air im- pertinent et tranquille. C’est avec ce sourire-là que je l’ai toujours vu, sans avoir besoin pour cela de regarder par le trou des serrures, et c’est ainsi que je l’ai peint, tel qu’il aimait à se montrer, dans son attitude de Richelieu-Brummell. L’histoire s’occupera de l’homme d’État. Moi j’ai fait voir, en le mêlant de fort loin à la fiction de mon drame, le mondain qu’il était et qu’il voulait être, assuré d’ailleurs que de son vivant il ne lui eût point déplu d’être présenté ainsi. Voilà ce que j’avais à dire. Et maintenant, ces déclarations faites en toute fran- chise, retournons bien vite au travail. On trouvera ma préface un peu courte et les curieux y auront en vain cherché le piment attendu. Tant pis pour eux. Si brève que soit cette page, elle est pour moi trois fois trop longue. Les préfaces ont cela de mauvais surtout qu’elles vous empêchent d’écrire des livres. 3 Chapitre 2 Debout sur le perron de son petit hôtel de la rue de Lisbonne, rasé de frais, l’œil brillant, la lèvre entrouverte d’aise, ses longs cheveux vaguement grison- nants épandus sur un vaste collet d’habit, carrée d’épaules, robuste et sain comme un chêne, l’illustre docteur irlandais Robert Jenkins, chevalier du Medjidjié et de l’ordre distingué de Charles III d’Espagne, membre de plusieurs sociétés savantes ou bienfaisantes, président fondateur de l’œuvre de Bethléem, Jenkins enfin, le Jenkins des perles Jenkins à base arsenicale, c’est-à-dire le médecin à la mode de l’année 1864, l’homme le plus occupé de Paris, s’apprêtait à monter en voiture, un matin de la fin de novembre, quand une croisée s’ouvrit au premier étage sur la cour intérieure de l’hôtel, et une voix de femme demanda timidement : « Rentrerez-vous déjeuner, Robert ? » Oh ! de quel bon et loyal sourire s’éclaira tout à coup cette belle tête de savant et d’apôtre, et dans le tendre bonjour que ses yeux envoyèrent là-haut vers le chaud peignoir blanc entrevu derrière les tentures soulevées comme on devinait bien une de ces passions conjugales tranquilles et sûres, que l’habitude resserre de toute la souplesse et la solidité de ses liens. 4 « Non, madame Jenkins... »Il aimait à lui donner ainsi publiquement son titre d’épouse légitime, comme s’il eût trouvé là une intime satisfaction, une sorte d’ac- quit de conscience envers la femme qui lui rendait la vie si riante... Non, ne m’at- tendez pas ce matin. Je déjeune place Vendôme. «Ah ! oui... le Nabab», dit la belle Mme Jenkins avec une nuance très marquée de respect pour ce personnage des Mille et une Nuits dont tout Paris parlait depuis un mois ; puis, après un peu d’hésitation, bien tendrement, tout bas, entre les lourdes tapisseries, elle chuchota rien que pour uploads/Litterature/ daudet-le-nabab 1 .pdf
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- Publié le Jan 08, 2023
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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