Image d’illustration /© Jacob Lund - Shutterstock Depuis la publication en 2015
Image d’illustration /© Jacob Lund - Shutterstock Depuis la publication en 2015 de Comment tout peut s’effondrer (Seuil), Pablo Servigne est devenu une figure majeure de la collapsologie, cette « science appliquée et transdisciplinaire de l’effondrement ». Avec Gauthier Chapelle, agronome et biologiste, ils publient L’Effondrement (et après) expliqué à nos enfants et à nos parents (Seuil, 2022), petit livre grand public mettant en scène des échanges intergénérationnels autour de ce sujet angoissant. Une manière de rétablir le dialogue alors que le clivage entre la génération Greta Thunberg et les « boomers » ne fait que s’accentuer. Matthieu Giroux - 2 September 2022 #écologie #générations Usbek & Rica : Il est souvent admis que ce sont les enfants qui doivent être éduqués. Dans quelle mesure peut-on considérer que l’ignorance a aujourd’hui changé de camp ? Pablo Servigne : Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’ignorance. Qui ignore aujourd’hui que nous vivons un enchaînement de catastrophes ? Il y a sûrement aussi du déni… Les quarantenaires, dont je fais partie, sont pris entre deux feux, entre la génération de Greta et celle des boomers, mais j’ai tout de même l’impression que les jeunes sont mieux informés sur ce que nous vivons. Alors que les générations précédentes avaient découvert les problèmes globaux de manière graduelle, depuis les années 1970, les jeunes d’aujourd’hui se prennent directement le pack complet, effondrements compris. Ils découvrent d’ailleurs souvent le monde à partir de la question de l’effondrement ! C’est leur ADN. Leur monde est comme ça, il change vite, et ils pensent vite. C’est beaucoup plus compliqué pour les personnages âgés qui sont souvent larguées, même si certains font des efforts pour se connecter aux jeunes. Alors que l’actualité rappelle sans cesse, et de manière tragique, l’urgence climatique, comment expliquer cette attitude de déni ? Des études montrent que certains choix moraux se font par le cerveau émotionnel et, ensuite, le cortex préfrontal (la raison) passe son temps à tenter de les justifier. Ceux qui voient les écolos comme des ayatollahs seront donc imperméables aux arguments scientifiques. Puis, il y a aussi ceux qui font des transferts de responsabilité : « Je m’y mettrai quand les autres s’y mettront… ou quand Macron agira vraiment, etc. ». Avec Gauthier, nous voyons les boomers – j’utilise l’expression en ayant conscience de sa dimension caricaturale – comme des adolescents pathologiques : ils ne supportent pas l’idée de la mort ou de la souffrance, ils veulent toujours plus, et tout tout de suite… C’est typique de la modernité : une société déconnectée du corps et du cœur, qui a peur de la peur et qui veut tout contrôler. « On arrive dans l’ère du grand sevrage, et ce sera difficile » Pablo Servigne, co-auteur du livre L’Effondrement (et après) expliqué à nos enfants et à nos parents De plus, il faut souligner ce qui relève de l’addiction (au pétrole, au pouvoir, au sexe, au sucre, etc.) à tout ce qui permet de rester anesthésié et de ne pas ressentir (car ça fait trop peur). Et quels sont les deux problèmes d’un addict ? Avoir trop de drogues ou n’en avoir pas assez ! Pour le pétrole, c’est la même chose : nous sommes pris en tenaille. On arrive donc dans l’ère du grand sevrage, et ce sera difficile. L’adage dit : « Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait ». Est-ce que la situation ne se serait pas inversée ? C’est à-dire que les jeunes ont une conscience aigüe du problème climatique et des inégalités mais ne disposent pas, contrairement aux vieux, des moyens matériels et économiques pour changer les choses ? C’est juste, et on pourrait pousser le raisonnement en disant que nous sommes dans une gérontocratie. Les vieux vivent de plus en plus vieux et ont de plus en plus de pouvoir. En revanche, les jeunes ne sont pas écoutés et ne sont pas aux manettes. C’est pour cela qu’il est très difficile de prendre des mesures radicales. Si les vieux me font penser à des enfants gâtés, les jeunes rappellent au contraire les résistants français de la Seconde Guerre mondiale. Edgar Morin me racontait que la Résistance était presque entièrement composée de très jeunes hommes (de 15 à 35 ans) et que les chefs étaient à peine trentenaires. Se faire fusiller à 17 ans ! Aujourd’hui les jeunes sont aussi confrontés à une urgence, à un danger de vie ou de mort, et il faut agir ici et maintenant. La génération Greta, qui ne se limite pas aux jeunes urbains des pays riches, est habitée par ce sentiment. Une étude montre d’ailleurs que les jeunes des pays du Sud souffrent plus d’éco-anxiété que les jeunes des pays du Nord. Et ce qui les angoisse le plus, ce ne sont pas tant les catastrophes que l’inaction de leurs dirigeants. Image d’illustration / © DisobeyArt - Shutterstock La crise écologique s’accompagne donc d’une crise des valeurs entre les générations. Ce livre cherche-t-il à désamorcer ce conflit entre les boomers et les jeunes ? Il faut tout faire aujourd’hui pour éviter qu’on se tape dessus. Notre culture libérale de la compétition accentue les risques de conflit. Plutôt que de l’entretenir, nous préférons apaiser ce schisme générationnel. Des thèmes polémiques comme le Covid-19 ou les Gilets Jaunes ont déjà scindé des familles, brisé des couples. Il ne s’agit pas de gommer la conflictualité, mais le livre montre qu’il vaut mieux se parler, se comprendre, appréhender des points de vue différents, mettre en place les conditions de possibilité du dialogue. On n’arrivera à rien en séparant, surtout avec les problèmes globaux. La conscience écologique est-elle véritablement plus forte chez les jeunes générations ? Certains, notamment les instagrammeurs (très nombreux et dont l’influence est colossale), adhérent de manière chimiquement pure à l’idéologie matérialiste, consumériste et capitaliste… En effet, il y aussi des tensions au sein même des générations. Les jeunes, comme les vieux, ne forment pas des groupes homogènes. Au sein des milieux militants – et même chez les collapsologues !) – il existe également des divergences. Il faut donc faire attention aux étiquettes. L’histoire a montré que les grands bouleversements sont toujours initiés par une minorité d’individus. Il y a ensuite le gros du paquet qui suit le mouvement et les quelques-uns qui ne changeront jamais… et qu’il faudra contraindre. « Remettre en question la société de consommation et l’hubris qu’elle implique, c’est une prise de position radicale mais pas nécessairement violente » Pablo Servigne, co-auteur du livre L’Effondrement (et après) expliqué à nos enfants et à nos parents Dans le livre, Camille, qui a 22 ans, incarne une forme de colère et de radicalité écologique. Quelles sont selon vous les qualités et les limites d’un tel engagement ? Il y a une ambiguïté sur la notion de radicalité. Est-ce que cela implique nécessairement une forme de violence ou plutôt le fait de prendre les choses à la racine ? Par exemple, remettre en question la société de consommation et l’hubris qu’elle implique, c’est une prise de position radicale mais pas nécessairement violente. Choisir la violence est une attitude qui peut se comprendre, mais cela va selon moi diminuer les leviers de coordination globale. Pablo Servine lors d’une conférence, en 2019 / © Lobepaq - Wikimédia / CC BY-SA 4.0 Que pensez-vous de certains militants écologistes qui refusent de faire des enfants à cause du bilan carbone que ces derniers sont susceptibles de représenter ? Attention, le climat ne se résume pas une question de bilan carbone. C’est bien plus large que ça. Passer son temps à gérer des quotas de carbone est une manière très réductrice de voir les choses. Chiffrer, quantifier, « managérialiser », c’est l’obsession de notre société ! Faire des enfants est un acte beaucoup plus profond que cela, qui ne se décide pas nécessairement avec la tête, ou avec des chiffres. On accuse souvent les collapsologues d’être désespérés, de fermer l’horizon de l’avenir. C’est un malentendu. J’ai fait des enfants car j’ai en moi une espérance et parce que je m’oppose à ce risque de fermeture. Cela dit, je comprends les gens qui refusent de faire des enfants dans ce monde où manquent les liens et le sens. Je vois cela comme un symptôme de notre société malade. De plus, le problème n’est pas de faire des enfants mais celui du mode de vie qui sera le leur. Il n’y a pas trop gens sur la planète, il y a trop de riches. Aujourd’hui le meilleur levier n’est pas de diminuer la population mais de forcer les riches à diminuer leur consommation. « Adhérer au récit d’un éventuel effondrement, c’est se tourner radicalement vers l’action. Et la Lucie, 13 ans, est quant à elle marquée par l’inquiétude et l’incompréhension face à l’inaction politique. Apprendre à éprouver ce sentiment de peur tout en regardant le monde droit dans les yeux est-il un enjeu majeur ? Au-delà de son âge, Lucie découvre le problème des effondrements. Certains adultes qui ne connaissent rien au sujet peuvent donc se reconnaître en uploads/Litterature/la-prise-de-conscience-de-l-x27-effondrement-met-en-mouvement-les-jeunes-et-paralyse-les-vieux.pdf
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- Publié le Jui 12, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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